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instructives. On n’aurait qu’à comparer la stabilité des états aristocratiques et l’existence souvent brillante, mais toujours si rapide, des démocraties, pour être déjà édifié à cet égard. Ce n’est pas davantage la mobilité, l’inconstance, la versatilité bien connues des démocraties, ni même cette dangereuse présomption subitement suivie d’une abdication désespérée et complète dont nous avons vu si souvent le triste spectacle, qui nous effraient pour leur avenir. Le fait qui cause notre inquiétude, ce sont les ravages que l’exagération de l’idée d’égalité opère si rapidement dans les sociétés démocratiques, surtout dans une société aussi fortement centralisée que la nôtre. En temps de paix, ces ravages ne se distinguent pas, et même quand on les remarque, si l’on a tant soit peu de penchant pour la démocratie, on est tenté de les regarder comme des bienfaits ; mais vienne la guerre, surtout la guerre sur le sol de la patrie, et aussitôt l’on s’aperçoit du peu de force qu’une démocratie absolue laisse à une nation. Voyez un peu le spectacle que présente la France au bout de moins de quatre-vingts ans de révolutions ; ce n’est pas assez de dire, selon la métaphore depuis si longtemps en usage déjà, que c’est une société nivelée jusqu’au ras du sol, il faut ajouter que ce sol lui-même a été retourné, hersé, broyé jusqu’au tuf. Tous les élémens sociaux, c’est-à-dire ce qui donne à un pays fixité et continuité, ont été tour à tour déracinés ; il n’y a plus rien qu’un amas de poussière humaine désagrégée et impuissante. Dans un tel milieu social, l’état seul a volonté, faculté de commander et chance d’être obéi ; malheureusement, dès que le ressort de l’état se brise, toute direction disparaît, et les destinées de la nation sont remises à l’intelligence du hasard. On ne trouve nulle part de centre de résistance, et comment en trouverait-on, puisque sous prétexte d’égalité toutes les influences personnelles ont été détruites ? Où est dans cette société l’homme assez puissant pour réunir vingt individus autour de lui, et surtout pour se flatter de les faire obéir ? Non-seulement personne dans notre société n’a le pouvoir de mener à fin une entreprise aussi mince, mais j’ajoute, ce qui est bien plus grave, que personne n’en a le droit. Tout acte personnel, quelque généreux qu’il fût, ne serait qu’une usurpation d’une partie de la souveraineté générale et une violation du principe d’égalité. Aussi dans de pareilles crises ceux qui devraient logiquement commander, sentant leur isolement, se résignent à l’inaction, et ceux qui voudraient obéir ne savent à qui rapporter honnêtement leur obéissance. Toute possibilité de grouper les forces nationales avec ordre, méthode, efficacité, discipline, disparaît ainsi, et il ne reste plus que la direction de l’état, qui dans de pareils momens est singulièrement inefficace, d’abord parce que son existence est incertaine et précaire,