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ensuite parce que cette direction de l’état, tout anonyme qu’elle se flatte d’être, est cependant exercée par des hommes en chair et en os qui, participant aux faiblesses de l’humanité, gagnent facilement le vertige à regarder une situation aussi vaste, et enfin par le peu d’auxiliaires réellement sérieux qu’il rencontre dans un pays où l’égalité a réduit tous les citoyens à la même taille. Personne qui ait autorité suffisante pour lui servir de porte-voix auprès des masses, pour les rassurer et les encourager, les animer à la résistance, car ceux qui se chargent de ce rôle sont trop près des populations pour qu’elles les écoutent. Je ne fais nul doute que la crise effroyable d’où nous sommes sortis mutilés n’aurait jamais eu la même gravité, si une démocratie malavisée dans sa jalousie n’avait détruit jusqu’à la possibilité des influences personnelles, et s’il fût resté parmi nous un certain nombre d’hommes ayant le droit d’être obéis et le devoir de commander.

Quelle est l’importance politique du citoyen dans une démocratie comme la nôtre ? Elle est nulle, peut-on répondre hardiment. La révolution nous a délivrés de toute contrainte, mais c’est en nous enlevant toute participation à une existence générale quelconque. Autrefois l’individu, à quelque sphère qu’il appartînt, rentrait dans un centre d’activité collective dont il ne pouvait se séparer, magistratures, ordres religieux, corporations, que sais-je encore ? Ses intérêts se rapportaient de la manière la plus étroite aux intérêts de ce groupe, ou, pour mieux dire, ils étaient les mêmes. Chacune de ses affaires privées, aussi petite qu’elle fût, avait une importance générale, et rien que pour vivre en simple particulier, il était obligé de vivre comme un être collectif. Nous pouvons en convenir facilement aujourd’hui, c’était là une manière de comprendre la personnalité humaine qui valait bien la nôtre. La plus humble existence n’avait rien de chétif, puisqu’elle était rehaussée jusqu’à une existence d’ordre général ; elle n’était pas impuissante, puisqu’elle ne connaissait pas l’isolement. Il ne faut pas chercher d’autre raison au nombre infini d’individualités éminentes que nous voyons se succéder dans les trois derniers siècles de notre histoire avec une si vivace fécondité, de même qu’il ne faut attribuer qu’à la raison contraire l’étrange disette d’hommes remarquables qui nous afflige à cette heure, et sur laquelle nous en sommes tous venus à nous lamenter après l’avoir niée si longtemps contre toute évidence. Voilà ce qu’était autrefois l’individu ; qu’est-il aujourd’hui ? La démocratie moderne, qui parle beaucoup de solidarité, mais qui en est au contraire la plus absolue négation, nous place en face de nous-mêmes, et nous contraint de rapporter à nous-mêmes toute notre activité. Le seul souci qu’elle nous laisse donc, c’est le soin de nos affaires ; or, par le fait de notre émancipation les uns des autres, ces