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cheveux, ne tenaient pas en place ; elles ne faisaient qu’entrer et sortir, allant du salon, où elles admiraient en l’enviant un peu leur mère, qui avait le courage de causer avec ces brillans inconnus tout à l’heure encore noirs de poudre, aux chambres des officiers, où elles regardaient curieusement les sabres et les révolvers. L’une d’elles poussa tout à coup la porte du salon avec la violence d’un coup de vent, et, se jetant dans la robe de Mme de Linthal : — Maman ! cria-t-elle, viens voir. Un homme noir.

— Un noir tout bleu ! reprit l’autre.

— C’est le jour des miracles ! dut la baronne, qui agitait son éventail… Où prenez-vous, colonel, des soldats de cette nuance ?

— Je sais ce que c’est, répliqua M. de Séligny et je parie que vous l’avez trouvé auprès du feu, dans la cuisine, votre noir tout bleu ?

— Oui, monsieur, murmura Suzanne, qui devint pourpre.

Mme de Fleuriaux eut envie de voir le turco. On le découvrit, assis sur une chaise de paille, son fusil entre les jambes, une écuelle pleine de soupe sur ses genoux. Il avait le visage couleur d’ébène, une barbiche frissonnante au menton, la peau luisante, les dents pareilles à de l’ivoire, les mains fines et sèches, les extrémités grêles. À la vue du colonel, il se leva tout droit, et fit le salut militaire. Il savait à peine quatre mots de français. — Il a suivi la colonne depuis Orléans, dit M. de Selligny, et fait le coup de feu avec l’ardeur d’un chacal qui chasse. Qui sait où est sa compagnie ! Ce n’est pas le seul isolé qui soit aux trousses du régiment… Il ne nous quittera plus. Il a vu Artenay après avoir vu Wissembourg !

Le turco écoutait le colonel, les yeux sur ses lèvres, faisant de petits signes de tête. De sa main nerveuse, dont la paume avait une nuance grise, il frappa sur la culasse de son fusil, et en fit jouer la charnière encrassée par la poudre. — Oui, oui, je sais, tu ne l’as pas quitté et tu as bravement brûlé tes cartouches.

— Prusso, caput ! Prusso morto ! cria le turco, dont les regards s’allumèrent.

Cinq minutes après, il avait sa place marquée sur un lit de paille, dans un coin de l’orangerie, où deux cents mobiles allongeaient leurs jambes douloureuses. Ils faisaient comme des taches noires sur ce fond jaune, leurs armes, réunies en tas, brillaient contre les murs ; quelques têtes remuèrent parmi les gerbes, il y eut deux ou trois exclamations sourdes arrachées par la marche incertaine du nouveau venu, puis le sommeil s’étendit sur tous ces corps inertes envahis par la fatigue.

Il était dix heures à peu près, plus aucun bruit dans le village si ce n’est le pas des sentinelles que le froid piquait, les cabarets même dormaient ; des restes de feux s’éteignaient derrière les vi-