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fortuite, à mesure que nous avancerons, nous verrons s’élever le niveau des destinées de l’ouvrier.

Les rapports des consuls anglais accrédités en Turquie tiennent une grande partie de la publication britannique. Il n’y a pas moins de douze mémoires, dont quelques-uns sont très minutieux, sur la situation des populations ouvrières dans les différentes provinces de l’empire ottoman. Ces relations sont précieuses à différens points de vue : elles jettent une vive lumière sur l’état économique, social et politique des contrées soumises à la Porte. Les révélations qu’elles contiennent n’ont dû plaire que médiocrement aux hommes d’état anglais. La conclusion qu’on en doit tirer, c’est que ces pays aussi naturellement fertiles qu’ils sont actuellement misérables devront un jour ou l’autre changer de maîtres, et que, lorsqu’ils seront pénétrés par la civilisation européenne, ils retrouveront la splendeur et la richesse dont ils ont joui dans l’antiquité. La première province qui se présente à nous et sur laquelle nous avons une relation détaillée, c’est le Kurdistan ou Arménie, dont les villes principales sont Erzeroum et Van. Cette vaste contrée contient, dit-on, plus de 2,300,000 habitans : 350,000 environ résident dans les villes ou gros bourgs et ont des occupations plus ou moins industrielles, 1,200,000 sont uniquement employés à l’agriculture, et 700,000 mènent une vie pastorale. Le consul anglais d’Erzeroum fait de l’existence de ces populations orientales un tableau lugubre, mais qui n’est pas sans enseignemens : l’on y voit en effet ce que devient un pays quand le capital s’en retire, quand l’organisation politique et sociale ne laisse aucun stimulant à l’activité de l’homme. La terre est cultivée dans ces régions par de petits propriétaires ou de petits tenanciers, à moins qu’elle ne soit laissée à l’état de pâture et parcourue par des troupeaux souvent considérables. Une étendue de 8 acres anglaises ou de 3 hectares 1/2 environ est la mesure habituelle des exploitations. Chaque famille possède d’ordinaire sa hutte, misérable construction de boue, sans fenêtres ; les règlemens turcs défendent aux paysans de quitter le village où ils sont nés pour chercher ailleurs du travail. La situation légale des habitans de ces campagnes rappelle exactement celle des paysans de l’Europe occidentale au XIVe et au XVe siècle. Combien sont imparfaits les instrumens de production, il est inutile de le dire : les récoltes, qui pourraient être abondantes avec une culture soigneuse et persévérante, restent chétives ; les routes font complètement défaut, et l’absence de débouchés entretient l’inertie du laboureur. Le budget d’une de ces familles agricoles se résume dans les chiffres suivans : le travailleur adulte peut gagner en moyenne par année 210 francs ; sa femme et sa fille à elles deux peuvent obtenir une rémunération de 45 francs ;