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nération s’abaisse souvent jusqu’à 250 francs ou même jusqu’à 120 francs par année. Les habitations qu’occupent ces ouvriers ne sont pas moins misérables que celles des paysans, elles manquent également de fenêtres. Les artisans proprement dits sont dans une condition bien supérieure. C’est un trait commun à toutes les civilisations orientales, ou même plus généralement à toutes les civilisations primitives, que l’exercice des métiers de maçon, de charpentier, de forgeron, y soit à la fois très considéré et très rétribué. Dans ces pays où l’instruction sous toutes ses faces est si rare, où les enfans des classes laborieuses sont assujettis au travail lucratif aussitôt que leurs membres et leurs facultés ont acquis quelque développement, c’est un mérite d’avoir appris et de pouvoir pratiquer un métier qui a demandé quelque apprentissage. Aussi rencontre-t-on pour les artisans des salaires dont l’élévation relative étonnerait l’observateur superficiel. C’est ainsi qu’à Erzeroum, à Van et dans les autres villes d’Arménie, les maçons, charpentiers, forgerons, gagnent jusqu’à 3 francs par jour, ce qui est hors de proportion avec la rémunération des tisserands et des meuniers. Les ouvriers du bâtiment sont donc l’élite des travailleurs manuels de ces régions; leur sort, sans être le moins du monde enviable, n’est nullement précaire, ni dépendant. Sans que leur existence ait aucun de ces raffinemens qui sont devenus des besoins impérieux pour les classes les moins élevées des peuples européens, elle ne connaît pas du moins les angoisses de l’extrême misère.

Le consul anglais de Trébizonde nous décrit les populations de l’Anatolie avec autant de soin que son collègue d’Erzeroum avait dépeint les populations de l’Arménie; les deux tableaux se complètent et se confirment l’un l’autre. L’Anatolie est un pays montagneux et bien arrosé; les bois y abondent, sur la côte du moins, et s’élèvent jusqu’à 1,500 ou 1,800 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le climat est doux et humide; les céréales, le tabac, le chanvre, la vigne, le mûrier, l’olivier, l’oranger, le cotonnier, y viennent à souhait. La côte ne possède que deux bons ports, Sinope et Batoum, mais elle abonde en petites baies et havres de refuge pour les bateaux d’un médiocre tonnage; toutes les facilités existent à l’intérieur pour l’irrigation. Tels sont les avantages physiques de cette célèbre contrée. Sa population actuelle est de 4 millions d’habitans environ, elle pourrait aisément être doublée. L’on compte, sur la côte ou dans l’intérieur, une quarantaine de villes dont chacune a de 6,000 à 50,000 habitans. La destinée des ouvriers, soit agricoles, soit industriels, est profondément misérable. C’est le système de la culture parcellaire qui domine dans ce pays. Le paysan, qu’il soit tenancier ou propriétaire, ne peut faire vivre passablement sa famille avec les 3 hectares 1/2 qu’il occupe; l’absence de ca-