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capter leurs héritages, comme les Romains du temps de l’empire, ou bien au mot sanglant de Pétrone;, qui ne voit dans Rome, comme sur un champ de bataille après le combat, que corbeaux et cadavres, c’est-à-dire qu’Intrigans et victimes. — Tacite croit-il remarquer que les Germains n’affectent aucun luxe dans leurs funérailles, il semble qu’il n’a relevé ce trait, par lui seul assez indifférent, et d’ailleurs peut-être assez peu authentique, qu’en songeant aux extravagances de la vanité romaine, à ce masque de perles précieuses qui avait reproduit jadis les traits du grand Pompée, aux deux statues de cinnamome et de myrrhe qui représentèrent, aux frais des dames romaines, l’heureux Sylla suivi d’un licteur, ou bien à ces fastueuses sépultures qui rivalisaient avec les pyramides de l’ancienne Égypte, au mausolée d’Auguste, aux magnifiques constructions de la voie Appienne, avec leurs bas-reliefs au dehors, leurs peintures et leurs mosaïques au dedans.

Ce ne peut être à son insu que l’auteur de la Germanie a multiplié dans son livre des contrastes si frappans ; il est clair qu’il a noté de préférence chez les peuples soumis à son observation certains traits, parce que, faisant un triste retour sur l’état moral de Rome, il voyait correspondre à ces traits les griefs les plus douloureux de son patriotisme. Toutefois il n’est pas vrai de dire qu’il ait écrit une satire. La satire est une œuvre consciente et voulue, qui appelle à son aide l’ironie amère. Tel n’est pas le livre de Tacite; son objet principal n’a pas été de blâmer les Romains. L’étude de ce livre nous montrera qu’un autre but et une autre pensée le préoccupaient. Ce qui s’est rencontré chemin faisant sous sa plume, ce qu’il n’a pas repoussé parce qu’il trouvait là une sorte de devoir à remplir, ç’a été l’allusion grave et comme involontaire servant d’organe à la protestation morale.

On a dit encore que son livre était œuvre d’utopiste ou de rhéteur. Il aurait voulu opposer à la décadence romaine la peinture idéalisée d’un monde aux vertus restées primitives et intactes, de sorte qu’il ne faudrait accepter comme réels ni les traits visiblement destinés à faire contraste, ni même l’ensemble du tableau. Dans les Germains de Tacite, il ne faut voir, nous dit-on, qu’un peuple de fantaisie, le barbare en général, le barbare avant le contact corrupteur de la civilisation. Mieux valent, au risque de quelque rudesse, son énergie, sa droiture d’intelligence, sa simplicité de cœur que les raffinemens bâtards de la Rome impériale : c’est la thèse paradoxale plaidée par Raynal et Jean-Jacques au XVIIIe siècle contre la vie civilisée en faveur de la vie sauvage. Tacite a, dans ses autres ouvrages, — on en fait la remarque, — de pareilles aspirations vers un idéal moral placé d’ordinaire à l’origine des sociétés. « Les premiers hommes, a-t-il dit au troisième livre des Annales, encore