Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/867

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

En Europe, les peuples s’imaginent que, pour fonder la république et la liberté, il suffit de proclamer l’une et de décréter l’autre. On renverse un gouvernement, on vote une nouvelle constitution, on adopte des emblèmes républicains, on change les noms des rues, une devise égalitaire est inscrite au fronton des monumens, et puis, si des résistances se rencontrent, si les dissidences s’accentuent, si enfin le nouvel édifice est menacé de crouler, on crie à la trahison, on accuse la réaction.

Les Américains, éclairés par une longue expérience des institutions libres, n’ignorent pas que, pour fonder ou maintenir une république, il faut créer le milieu qui la rend viable, et que ce but n’est atteint qu’au prix d’efforts incessans et de très grands sacrifices. Dans les sociétés primitives, chez les Gaulois, chez les Germains, ou maintenant encore dans les cantons forestiers de la Suisse, la liberté règne sans tant d’efforts, parce que les relations des hommes entre eux sont simples et leurs conditions presque égales; mais dans nos sociétés, où l’inégalité des fortunes provoque l’hostilité des classes, où les nécessités de l’état exigent de lourds impôts, où toutes les relations sont compliquées, c’est un problème très difficile de faire coexister la liberté et l’ordre, sous un régime qui remet au vote de tous les citoyens la création de tous les pouvoirs. Les Américains jouissent sous ce rapport d’avantages que ne possède aucun peuple européen. Les états qui forment l’Union ont été fondés par des hommes d’élite, profondément religieux, fuyant leur patrie pour conserver leur liberté. Ces hommes avaient hérité de leurs ancêtres l’habitude du self-government; ils avaient adopté un culte qui mieux que nul autre prépare l’homme à penser et agir par lui-même. Ils consacrèrent, dans leurs constitutions, ces droits que l’on appelle les grands principes de 89. New-Jersey, Rhode-Island, Massachusetts, proclamèrent toutes les libertés modernes sans restriction. Le principe de la souveraineté du peuple, formulé en termes précis (we put the power in the people), est appliqué avec tant de conséquence que tous les fonctionnaires, même les juges, sont élus directement et pour un temps fort court; et ces constitutions se sont maintenues depuis deux siècles et demi. Les Américains ont donc la tradition de la liberté. Ils possèdent en outre une immense étendue de terres inoccupées, ce qui simplifie singulièrement les difficultés sociales, et néanmoins ils s’alarment pour l’avenir; ils affirment que, si l’on ne s’efforce pas davantage de faire pénétrer dans tous les rangs de la société des idées justes, des senti-