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oui, et comment s’y refuser? il faut en conclure que l’enseignement, comme la justice, comme l’armée, est un service d’utilité publique auquel l’impôt doit pourvoir. La gratuité rencontre en Europe des adversaires passionnés. C’est du pur communisme, dit-on. En ce cas, chaque fois qu’un pouvoir public organise un service dans l’intérêt commun au moyen des contributions payées par tous, il fait du communisme. Communisme quand la ville pave les rues, les éclaire, les arrose, les plante, les orne et y fait circuler des agens de police ! La communauté en effet paie les services dont la communauté jouit. Il serait difficile pourtant de dire pourquoi la cité, à qui on reconnaît le droit d’organiser un système public d’éclairage et d’arrosage, ne pourrait pas, au même titre, organiser l’enseignement public. Le nombre des états qui adoptent la gratuité de l’enseignement augmente sans cesse. Outre les États-Unis, on peut citer l’Italie, le Danemark, le Chili, le Portugal, plusieurs cantons suisses. L’Espagne même, malgré ses embarras financiers, a supprimé la rétribution scolaire par un article de la constitution de 1869.

Cette première objection n’est donc pas sérieuse; mais en voici une plus fondée. La gratuité de l’enseignement public tue l’enseignement privé. Cela est vrai en quelque mesure, et c’est regrettable. L’état doit le plus qu’il peut laisser agir les individus et s’abstenir de faire par lui-même; mais, quand il faut qu’un service existe et que l’initiative des particuliers ne suffit pas à l’organiser, alors l’état doit absolument intervenir. Si la gratuité est nécessaire pour rendre l’instruction universelle, comme celle-ci est indispensable, il faut bien établir la gratuité malgré les inconvéniens qu’elle peut présenter.

Mais, dit-on encore, les gens n’estiment que ce qu’ils paient; offrez aux paysans l’instruction gratuite, et ils ne s’en soucieront plus. A ceci l’expérience a répondu. En Amérique, les états où existaient des rétributions scolaires ont vu le nombre de leurs écoliers augmenter considérablement depuis que l’écolage est supprimé. En France, les faits ne sont pas moins concluans. Les congrégations enseignantes ont adopté la gratuité, et ce principe a fait leur succès. En 1843, elles ne comptaient que 16,958 membres, 7,590 écoles et 706,917 élèves; en 1864, elles avaient 46,844 membres, 19,206 écoles et 1,610,674 élèves. Ce progrès considérable prouve que la gratuité n’éloigne pas les enfans. Autre fait noté par M. Duruy dans son remarquable rapport de 1865. Les écoliers non payans suivent les classes plus longtemps que ceux qui paient, quoique ceux-ci soient moins portés à chercher de bonne heure un travail lucratif. Proclamez la gratuité et ne craignez rien, vos écoles seront plus remplies qu’auparavant.