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secrets, insensibles, par quels canaux subtils, par quelles influences inaperçues de celui qui les subit, les sentimens et les idées pénètrent dans l’âme ? Ce n’est pas en vain que l’œil se promène sur de belles formes, même avec nonchalance, même avec indifférence. Il se rencontre toujours une heure propice où l’âme la plus sèche et la plus revêche en éprouve une légère secousse d’imagination, et en emporte une légère rêverie qui est une initiation à ce sentiment de la beauté et de l’harmonie sans lequel il n’est pas d’homme réellement civilisé. Il est vrai que l’opinion contraire semble prévaloir aujourd’hui chez une partie de notre peuple abusé ; mais, comme il n’est personne qu’on puisse dire civilisé qui ne soit prêt à avouer qu’il l’a été par les moyens que nous disons ou d’autres analogues, nous ne pouvons qu’engager nos modernes iconoclastes à modérer un peu leur zèle par cette réflexion, que, s’ils doivent entrer, comme ils le déclarent, dans une sphère de civilisation supérieure à celle où ils ont vécu, ils n’y entreront que par les moyens mêmes par lesquels la civilisation s’est fondée et transmise.

L’abbaye de Pontigny, malgré les mutilations qu’elle a subies, fait encore très grande figure avec sa belle église, ses vastes constructions, restées intactes dans quelques-unes de leurs parties, et ses jardins, où l’on remarque encore les débris d’une ancienne splendeur. La solitude même ne l’a point trop envahie, grâce à une modeste congrégation d’ecclésiastiques dits prêtres auxiliaires, placés là par l’évêque du diocèse pour présider à la réparation et veiller à l’entretien de ce témoin des âges écoulés. L’état, si je ne m’abuse, n’est entré pour rien dans cette réparation, qui est due uniquement au zèle de cette congrégation ; c’est par l’emploi du même moyen qu’ont été sauvés ou même ressuscites dans ces trente dernières années un certain nombre d’autres édifices célèbres dans notre histoire religieuse, par exemple le très curieux sanctuaire de Rocamadour en Quercy, le plus antique de tous les lieux de pèlerinage de France[1]. L’église ainsi restaurée est la plus belle église abbatiale de l’Yonne après Vezelay. Elle ne peut lutter avec cette dernière pour l’harmonie presque sublime et probablement unique de ces deux ordres d’architecture qui se succèdent sans contraste, et qui semblent moins vouloir rivaliser entre eux que faire valoir à l’envi les beautés l’un de l’autre, car elle est d’une unité de style singulièrement grave ; mais en revanche elle ne laisse pas l’impression presque sépulcrale que donne Vezelay, et sa gravité ne courbe pas l’imagination sous un poids trop lourd. Comme Vezelay, elle a

  1. Les plus âgés de nos lecteurs ont sans doute gardé le souvenir d’un charmant article publié en 1851 par M. Alexis de Valon sur ce pèlerinage célèbre enclavé dans un ancien fief de sa famille.