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l’honnête Gérard, qui n’est pas inutile à la bonne cause. C’est encore là un rôle où la comédie actuelle s’éloigne absolument de l’ancienne : singulier retour de la fortune et des mœurs ! A côté d’une femme faible et capricieuse, on trouve nécessairement un docteur, et il est rare qu’il ne soit pas du parti de la vertu. Nous ne pouvons en dire autant de la mère, la baronne : dès qu’il y a un gendre, dans la comédie bien entendu, il y a une belle-mère déraisonnable. Ce genre de personnages n’a rien gagné dans l’estime des auteurs de comédies depuis Mme de Sotenville : on sait de quel air celle-ci fait la paix avec le mari de sa fille. La baronne reçoit en frémissant l’accolade du colonel. Heureusement tout ne se passe pas dans les Tyrannies du colonel comme dans George Dandin. Le soupirant a le sort des Arabes et des Kabyles. M. Amédée Achard, esprit inventif, excelle en plusieurs sortes de sujets, mais surtout dans les peintures de mœurs, telles que les comporte la vie privée de ce temps. Il a un mérite plus grand, celui de ne pas dénigrer notre société en y cherchant des exceptions scandaleuses, il faut plus d’esprit pour être vrai tout ensemble et intéressant que pour amuser aux dépens de la décence.

Du théâtre de Cluny, où nous avons vu les Tyrannies du colonel, passons au théâtre du Gymnase, qui a donné une autre comédie du même auteur, l’Invalide. Un des caractères essentiels de l’amour est le doute : point de protestation qui le rassure ; à peine les preuves les plus fortes le mettent-elles en repos, et encore n’est-ce pas pour longtemps ; c’est toujours à recommencer. Il ne faut donc pas s’étonner si un homme bien épris qui a passé deux ans en Cochinchine veut tenter une épreuve sur une jeune veuve parisienne qui avant son départ lui avait promis constance et fidélité. Il feint d’avoir reçu des Annamites un coup de flèche dans l’épaule qui le prive du mouvement de son bras, un autre dans l’œil, qui le rendra peut-être borgne pour le reste de sa vie, un coup de hache dans la tête dont il s’est remis, ayant perdu, il est vrai, tous ses cheveux. Mme de Circourt attendait donc M. de Sauvières, mais tout entier, avec deux bras, deux yeux et sa belle chevelure soyeuse. Le moyen de tenir parole lorsqu’il se présente en cet état ? L’auteur a fort ingénieusement supposé que la belle veuve n’est pas elle-même demeurée intacte. Ses grâces parfaites sont entamées par une légère claudication ; une entorse au genou a gâté sa démarche de reine. Aussi son inquiétude est-elle grande. Que dira le beau Sauvières en la voyant accourir à sa rencontre d’un pas inégal ? Il ne l’aimera plus. Voilà les hommes ; leur flamme la plus pure et la plus ardente ne tient point contre une petite disgrâce de la nature, ce sexe n’a de regards que pour la beauté physique ; ils sont enfoncés dans la matière et dans « les bassesses humaines. » Combien les femmes sont différentes ! Peu leur importent les agrémens extérieurs dans l’homme qu’elles ont choisi. Fût-il blessé, mutilé, défiguré, pourvu qu’il fût brave, généreux, dévoué,