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étaient prises dans un immense filet, tombées dans un abîme. Quelles colères qui cherchaient leur objet, remontant des soldats aux généraux, au chef suprême, et qui n’eurent pas besoin de vingt-quatre heures pour se fixer et se concentrer sur un seul homme ! Quelles malédictions jetées sur celui qui avait résolu la guerre, et partant de milliers de bouches qui avaient pourtant crié : A Berlin ! Paris était fou de douleur après avoir été fou d’orgueil. Ces malédictions, ces colères, ce gémissement de Paris, qui sortaient du cœur même de la France, aucun de ceux qui en furent témoins ne les oubliera : ils éclatent ici dans leur tragique puissance ; l’avenir les entendra longtemps retentir dans la première et admirable pièce de ce recueil. Voilà bien le cri de la patrie ! Il a été si déchirant et si profond que toutes nos anciennes défaites sont oubliées, que toutes nos douleurs patriotiques ne datent plus que de là ; celles qui ont précédé sont désormais comme si elles n’étaient pas.

Azincourt est riant. Désormais Ramillies,
Trafalgar, plaisent presque à nos mélancolies ;
Poitiers n’est plus le deuil, Blenheim n’est plus l’affront,
Crécy n’est plus le champ où l’on baisse le front,
Le noir Rosbach nous fait l’effet d’une victoire.
France, voici le lieu hideux de ton histoire,
Sedan…..


Arrêtons ici ; le vers suivant nous contraint de nous souvenir que depuis les Châtimens, et surtout depuis les Contemplations, l’auteur a un système sur le mélange du grossier et du sublime. Il rira de notre pruderie, et nous lui dirons, nous, qu’il sera cause avant peu que le genre prétendu noble aura un retour de faveur dans ce pays fort démocratique, mais fort dédaigneux. La poésie est comme la musique : tout air a sa clé, et tout ce qui n’est pas dans le ton fait discordance et fausse note.

Petite chicane après tout dans ce beau morceau d’épopée sillonné par des traits de Dante et de Juvénal. Ce qui suit est un tableau de Salvator Rosa avec sa verve furieuse et ses chaudes couleurs victorieuses des siècles. On lit et relit avec un triste plaisir la description de la bataille ; elle est ardente comme le furent les deux armées qui se prirent corps à corps.

Deux vivantes forêts, faites de têtes d’hommes,
De bras, de pieds, de voix, de glaives, de fureur,
Marchent l’une sur l’autre et se mêlent.


Elle rend justice à ceux qui succombèrent, les uns dans la mort, les autres dans la défaite, n’ayant plus de poudre pour tirer, plus d’armes pour se jeter sur l’ennemi…