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tout, l’humanité prise en masse ne s’est jamais exprimée avec beaucoup plus de force et de grâce que n’en possède ce tableau, et ils sont vraiment en petit nombre, les sentimens historiques que nous pourrions comprendre, s’il était nécessaire pour cela qu’ils fussent revêtus d’une belle forme.

Le château d’Ancy, commencé par le Primatice, achevé par Serlio, est de tournure aussi peu féodale que possible, et, lorsque les contemporains le contemplèrent pour la première fois, il dut certainement leur paraître comme la critique vivante des résidences seigneuriales encore en faveur. En effet, cet énorme carré d’une harmonieuse régularité, qui tient plus du palais que du château, est la demeure fastueuse d’un grand seigneur ami des arts plutôt que la demeure d’un grand seigneur militaire : esprit de paix, richesse, luxe de la vie, voilà ce qu’annonce l’extérieur de l’édifice, et l’intérieur ne dément pas cette promesse. Cet intérieur cependant ne laisse pas que de surprendre par son étendue; on a peine à comprendre que tant de galeries, tant de vestibules, tant de vastes salles aient pu être renfermées dans un espace aussi restreint; rarement on a mieux atteint la grandeur en évitant mieux le gigantesque. Des anciens intérieurs féodaux, il n’est resté que les dispositions nécessaires pour marquer cette habitation d’un cachet seigneurial; l’esprit de la renaissance a consacré tout le reste au faste et à la magnificence. Je n’ai rien vu qui parle plus voluptueusement d’une vie noble et plus noblement d’une vie voluptueuse que cet intérieur, même dans l’état où il est aujourd’hui. Qu’était-ce donc lorsqu’il se présentait dans toute la fraîcheur de son premier éclat, que ses fresques prodiguées à toutes les murailles n’avaient encore reçu aucun outrage du temps, que son mobilier n’avait pas changé de maître, et que ses souvenirs n’avaient pas été dispersés à tous les vents du ciel ! Alors les peintures du sentimental petit boudoir du Pastor fido n’avaient pas encore poussé au noir, la galerie de la Bataille de Pharsale n’avait pas été salie par le badigeon sous lequel il a fallu la découvrir, et les fresques du Primatice, non encore écaillées et effacées par le temps, exposaient librement dans la chambre de Diane leurs ironiques conseils de chasteté en sensuel langage. Heureusement cette noble demeure est assurée contre le retour de pareilles mésaventures, et peut-être dans un jour prochain pourra-t-on la contempler à peu près telle qu’elle fut à l’époque de son ancienne. splendeur. Tous les amis des arts doivent remercier le comte actuel de Clermont-Tonnerre, qui est mieux qu’un simple lettré[1], du zèle avec lequel

  1. Le comte de Clermont-Tonnerre est l’auteur d’une traduction d’Isocrate, publiée il y a quelques années avec le texte grec en regard, et ce travail est, me dit-on, estimé de tous ceux qui ont le droit d’avoir une opinion sur un pareil sujet.