Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/500

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laissé prendre bien facilement. Je me gardai de souffler mot, et, quand Laurette parut, ses grands yeux se troublèrent en s’arrêtant sur moi. Son père ne vit rien. Il ne pouvait pas voir. Trickball, c’est l’honneur même ! Bref, un beau matin, en l’absence du brigadier, les gars du village trouvèrent une échelle dressée contre la croisée de Laurette; l’oiseau s’était envolé. — En un instant, tout le village fut sur pied. Trickball avait été retenu la veille à Saint-Jean par son service. On épia son retour; quelques gens même coururent à sa rencontre; il y en a toujours de ces âmes charitables. Tout à coup j’entends un grand cri. Je me précipite, et j’aperçois au milieu d’une foule qui gesticulait Trickball appuyé contre un mur, pâle comme la mort, le regard fixe, les dents serrées. Soudain il glissa sur ses talons tout d’une pièce, et tomba raide comme une planche. On le porta chez lui. Il resta trois jours sans sortir. La seule personne qu’il consentit à voir fut un colonel, son ancien chef d’escadron, en passage dans le hameau.

Le gendarme acheva son récit d’une voix étouffée. Je lui offris ma gourde, qu’il porta à ses lèvres en tremblant : — Merci, dit-il, ça réchauffe.

Nous fûmes près d’une demi-heure sans parler. Au bout de ce temps, les taillis s’agitèrent près de nous, et Fortuno parut, suivi de son maître. — En route! dit le brigadier.

A un kilomètre de la ferme Santa-Pol, Trickball s’arrêta sur un plateau pour donner ses ordres. Le plan était simple, infaillible. Trois sentiers aboutissaient à la ferme. Défense de tirer fut faite aux gendarmes, qui devaient simplement se montrer à l’entrée des deux premiers sentiers pour rabattre Francesco sur le troisième, où l’attendait Trickball. On résolut d’occuper les postes dès la pointe du jour. Trickball paraissait calme. Cependant je remarquai que de temps à autre il essuyait son front humide de sueur malgré la fraîcheur de l’air. Déjà l’horizon s’éclairait d’une teinte vague, et chacun faisait ses préparatifs, lorsque Fortuno mit soudain le nez au vent et donna des signes d’inquiétude. Les hommes saisirent leurs fusils. Quelqu’un venait à nous par la route de Saint-Jean, du côté opposé à la ferme. — Qui vive? cria le brigadier.

— Gendarmerie!

— Avance! dit le brigadier en relevant le canon de sa carabine. Un gendarme gravit tout haletant le talus qui nous séparait du chemin.

— Ordre du capitaine! dit-il en tirant une lettre de son sac.

Trickball, pour en prendre connaissance, fit flamber une allumette entre deux roches. J’étais derrière lui, et je parvins à lire par-desus son épaule. Voici ce que disait la dépêche : « Ne tirez