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ait fini par résulter de ce mélange de vérités et de faussetés répandues sur son compte? Le meilleur contrôle en pareil cas est de recourir à son œuvre. Il s’y peint tantôt complaisamment, tantôt à son insu, toujours de main de maître. Je l’avouerai, les commentaires et les journaux anecdotiques m’avaient gâté Byron. Cette figure démodée d’ange déchu sans cesse évoquée et promenant sur le paysage sa silhouette insupportable semblait en avoir compromis la beauté. La terre se meut, la société se modifie et les points de vue font de même; sur tels grands hommes, sur tels chefs-d’œuvre, à vingt ou trente ans de distance l’étude est à recommencer, — chose consolante au moins pour les destinées de l’esthétique, laquelle, tournant avec le globe, n’est pas près de finir. Il se peut que nos impressions au sujet de Byron soient toutes particulières; si d’autres cependant les ressentaient, nous leur conseillerions d’aller droit à Childe-Harold et de s’y plonger en tenant pour lettre morte mémoires, commentaires et le reste : peut-être bien qu’en même temps que le poète, l’homme leur serait livré par surcroît.

Lord Byron n’a pas écrit une ligne qui n’eût quelque rapport direct ou indirect avec lui-même. Que Caïn dialogue avec Lucifer, que Conrad, appuyé sur son épée, domine le rocher sinistre où se dresse la tour de Médora, c’est toujours lui, le chevalier noir, dont nous connaissons les airs et l’attitude, et qui se faisait peindre à dix-neuf ans, tête nue et poitrine au vent, sur un fond de ciel traversé de fulgurations volcaniques. L’époque des grincemens de dents et des infernales voluptés est loin de nous; pour bien goûter de telles personnalités, le simple sentiment poétique ne suffit pas, il faut se reporter au milieu de leur période, se créer avec elles une sorte de consanguinité morale et ne les point aborder en dehors de certains momens. Lord Byron ne doit son génie qu’à des conditions extraordinaires, force lui est de ne pouvoir nous intéresser qu’en se chantant lui-même sous toutes les formes et sur tous les tons, et cette existence, qui prête à son inspiration de si fiers élémens, est une existence à part. Il en veut au monde entier de son pied-bot, de sa pairie mal engagée, de ses désordres, de son divorce; mais que la poésie prenne le dessus, et le féroce individualisme s’humanise, et le charme nous gagne.


II.

S’il s’agissait de démontrer qu’il n’y a ici-bas ni hasard, ni forces aveugles, et que notre destinée est en germe dans le sein de notre