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Ces associations ont également un rôle très utile dans l’organisation politique. Elles sont l’intermédiaire entre l’individu et la commune, et servent ainsi d’initiation à la pratique du gouvernement local. L’administration de la zadruga ressemble en petit à celle d’une commune ou d’une société anonyme. Le gospodar remplit des fonctions semblables à celles d’un directeur : il rend compte de sa gestion aux siens, qui délibèrent et discutent. C’est comme un rudiment du régime parlementaire qui prépare à la pratique des libertés publiques. Si la Serbie, à peine émancipée, s’accommode si admirablement d’un régime presque républicain et d’un système de self-government que supporteraient difficilement bien des états occidentaux, cela provient de ce que les Serbes ont fait au sein des communautés l’apprentissage des qualités nécessaires pour vivre libres et se gouverner eux-mêmes.

La vie commune dans la zadruga a encore pour effet de développer certaines vertus de l’homme privé, l’affection entre parens, le support mutuel, la discipline volontaire, l’habitude d’agir ensemble pour un même but. On a dit que la famille n’était plus qu’un moyen d’hériter. Il est certain que la succession, suite ordinaire de la perte d’un parent, éveille de mauvais sentimens que le théâtre, le roman et la peinture ont souvent mis en relief. Dans la zadruga, on n’hérite pas. Chacun ayant droit personnellement à une part du produit, la cupidité n’est pas en lutte contre l’affection « familiale, » et à la douleur que cause la mort d’un père ou d’un oncle ne vient point se mêler l’idée d’un héritage à recueillir. La poursuite de l’argent n’enfièvre pas les âmes, et il y a plus de place pour les sentimens naturels.

Ai-je trop vanté les mérites des communautés de familles, tracé un tableau flatté de l’existence patriarcale qu’on y mène? Je ne le crois pas. Il suffit de visiter les pays slaves situés au sud du Danube pour retrouver exactement l’organisation sociale que je viens de décrire. Et pourtant cette organisation, malgré tous ses avantages, tombe en ruines et disparaît partout où elle entre en contact avec les idées modernes. Cela vient de ce que ces institutions conviennent à l’état stationnaire des sociétés primitives; mais elles résistent difficilement aux conditions d’une société en progrès, où les hommes veulent améliorer à la fois leur sort et l’organisation politique et sociale dans laquelle ils vivent. Cette soif de s’élever et de jouir toujours davantage qui agite l’homme moderne est incompatible avec l’existence des associations de familles, où la destinée de chacun est fixée et ne peut guère être différente de celle des autres hommes. Une fois le désir de s’enrichir éveillé, l’homme ne peut plus supporter le joug de la zadruga, quelque léger qu’il soit; il veut se mouvoir, agir, entreprendre à ses risques et périls. Tant que rè-