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transactions; force pourtant est parfois de s’en remettre à la justice. Un fonctionnaire du gouvernement autrichien, M. Lago, qui a passé sa vie en Dalmatie, et qui vient de publier sur la province trois volumes remplis de faits précis, raconte plusieurs de ces vendettas dont il suivit l’instruction en détail. En 1842, à Cattaro, une jeune fille avait été tuée par un habitant d’un village voisin. Les parens de la victime se réunirent la nuit dans l’église : le prêtre dit la messe; à la communion, il prononça le serment que tous les assistans durent répéter : « Par ce pain béni, qui représente le corps de Notre-Seigneur, par ce vin qui représente son sang, par le sang que nous avons versé de nos veines et qui doit s’ajouter à celui de notre malheureuse jeune fille assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel et qui nous prie d’être ses vengeurs; nous, père, frères, cousins de la victime, et nous tous habitans du village, nous faisons le serment le plus absolu, le plus solennel, le plus irrévocable de ne donner aucune paix à notre âme, aucun repos à notre corps, jusqu’à ce que le souhait de la victime se soit accompli, et de ne point nous arrêter que nous n’ayons obtenu une satisfaction complète, suffisamment cruelle, capable de compenser le crime que notre ennemi a commis. » Alors commencèrent les rapts, les incendies, les pillages, les assassinats. La guerre fut de toutes les heures. Elle ne peut finir que par la pacification du sang. L’agresseur doit reconnaître son crime, s’en déclarer repentant, faire l’éloge de la victime. On procède au compte des assassinats et des vols, on fixe les compensations dues. Un chef, un prêtre, un père de famille comptent pour deux; un homme du commun, une femme ne valent qu’un. Toute vie humaine est estimée à 200 chèvres ou brebis; une blessure grave à 100 chèvres seulement. La compensation une fois réglée et acquittée, les deux parties adverses se jurent amitié par saint Jean, s’ils sont Latins, par saint Élie, s’ils sont Grecs. Ces vendettas aujourd’hui ne sont plus de longue durée; les archives de Venise contiennent le procès-verbal d’un grand nombre de pacifications. A l’occasion d’une de ces karvarina, qui eut lieu en 1785 dans le district des Bouches, le magistrat constata 13 homicides, 18 blessures graves, 2 incendies et 7 dévastations. Les victimes touchèrent 2,020 sechins de compensations. L’enquête ne signala pas une seule atteinte à l’honneur.

Un vieil usage qui demande un dévoûment chevaleresque est celui des amitiés consacrées par l’église entre personnes qui n’appartiennent pas à la même famille. Ces amis s’appellent pobratini ; les femmes contractent de pareilles alliances. Un anneau devient le signe matériel de ces unions. On les retrouve jusqu’à nos jours dans les guerres des Dalmates; elles imposent un dévoûment qui ne doit être refusé sous aucun prétexte. Les légendes et les chants