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versa le tokaï doré dans les deux verres les plus propres qui soient tolérés dans Israël. L’étranger éleva le sien : — À votre santé ! — Il était sincère, car il vida son verre d’un seul trait. Ce n’était point un buveur, il n’avait pas goûté et claqué de la langue avant de boire. Le Juif le regardait, il lui dit timidement : — C’est bien de l’honneur pour nous que monsieur le bienfaiteur nous rend visite, et quelle santé magnifique ! Toujours sur la brèche ! — Pour souligner cette remarque, Mochkou tenta de se donner un air de lion secouant sa crinière, en écartant ses deux bras et piétinant en cadence. — Et comment se portent Mme la bienfaitrice et les chers enfans ?

— Bien, toujours bien.

Mon boyard se versa un second verre et le vida, mais en tenant les yeux baissés, comme honteux. Le Juif était déjà loin lorsqu’il me jeta un regard embarrassé, et je vis qu’il était tout rouge. Il garda le silence pendant quelque temps, fumait devant lui, me versait à boire ; enfin il reprit à voix basse : — Je dois vous paraître bien ridicule. Vous vous dites : Le vieux nigaud a sa femme et ses enfans à la maison, et voilà-t-il pas qu’il veut m’entretenir de ses exploits amoureux ? Je vous en supplie, ne dites rien, je le sais de reste ; mais d’abord, voyez-vous, il y a du plaisir à causer avec un étranger, et puis, pardonnez-moi, c’est singulier, on se rencontre et on ne doit peut-être jamais se revoir, et pourtant on se soucie de l’opinion que l’autre pourrait emporter de vous,… moi du moins. Il est vrai, — je ne veux pas me peindre en beau, — que je ne suis point insensible à la gloriole ; je crois que je serais désolé qu’on ignorât mes bonnes fortunes. Cependant ce soir j’ai été ridicule. — Je voulus l’interrompre. — Laissez, poursuivit-il, c’est inutile ; je sais ce que je dis, car vous ne connaissez pas mon histoire ; tout le monde ici la connaît, mais vous l’ignorez. On devient vaniteux, ridiculement vaniteux, lorsqu’on plaît aux femmes : on voudrait se faire admirer, on jette sa monnaie aux mendians sur la route et ses confidences aux étrangers dans les cabarets. Maintenant il vaut mieux que je vous raconte le tout ; ayez la grâce de m’écouter. Vous avez quelque chose qui m’inspire confiance.

Je le remerciai.

— Eh bien !.. D’ailleurs que faire ici ? Ils n’ont pas seulement un jeu de cartes. J’ai peut-être tort… Ah bah ! Mochkou, encore une bouteille de tokaï !.. À présent écoutez. — Il appuya sa tête sur ses deux mains et se prit à rêver. Le silence régnait dans la salle ; au dehors résonnait le chant lugubre de la garde rurale, tantôt venant de loin comme une lamentation funèbre, tantôt tout près de nous et tout bas, comme si l’âme de cet étranger se fut exhalée en vibrations douloureusement joyeuses.