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Elle montait aussi à cheval. Je lui présentais la main, elle y posait le pied, et était en selle. Elle se coiffait alors d’un bonnet de cosaque ; la houppe dorée dansait sur sa nuque, le cheval hennissait et piaffait lorsqu’elle lui tapait sur le cou. Je lui appris encore à manier un fusil ; j’en avais un petit avec lequel j’avais tiré les moineaux quand j’étais enfant. Elle le jetait sur l’épaule, allait dans les prés, tirait les cailles, oh ! dans la perfection. Voilà qu’un autour vient de la forêt, ravage la basse-cour, enlève à Nicolaïa justement sa jolie poule noire à huppe blanche. Je le guette longtemps, ah bien oui ! Un jour, je reviens du champ où on lève des pommes de terre, ma badine à la main ; le voilà. Il crie encore, tourne au-dessus de la cour. Je lance une imprécation, — Paf ! Un battement d’aile, et il roule par terre. Qui avait tiré ? C’était ma femme : — Celui-là ne me volera plus rien, — et elle va le clouer à la porte de la grange.

Ou bien c’est le facteur[1] qui déballe à grand bruit : tout est bon teint, tout est neuf, tout au rabais, et il vend à perte ; il faut voir comme elle sait marchander ! Le Juif ne fait que soupirer : — Une dame bien sévère, dit-il ; cependant il lui baise le coude. — Puis je vais faire un tour à la ville : j’y rencontre la femme du staroste[2] qui a une robe bleue mouchetée de blanc ; c’est la dernière mode à coup sûr ; je rapporte une robe bleue mouchetée de blanc, et Nicolaïa rougit de plaisir. Une autre fois je pousse jusqu’à Brody, je reviens chargé de velours de toutes les couleurs, de soieries, de fourrures, et quelles fourrures ! toutes de contrebande. Le cœur lui en battait de joie, monsieur.

Comme elle savait s’habiller ! On se serait mis à genoux. Elle avait une kazabaïka de drap vert d’olive, garnie de petit-gris de Sibérie, — l’impératrice de Russie n’a rien de plus beau, — large comme la main, et tout l’intérieur doublé de la même fourrure gris d’argent et si douce au toucher !

Le soir, elle se tenait couchée sur son divan, les bras croisés sous la tête, et je lui faisais la lecture. Le feu pétille dans l’âtre, le samovar siffle, le cricri chante, le ver frappe dans le bois, la souris grignote, car le chat blanc sommeille sur son coussin. Je lui lis tous les romans ; la ville avait déjà son cabinet de lecture, et puis les voisins, — on emprunte un volume à l’un et à l’autre. Elle m’écoute les yeux fermés, moi je m’étends dans mon fauteuil, et nous dévorons les livres ; plus d’une fois, on se couchait fort tard. Nous discutions : l’épousera-t-il, ne l’épousera-t-il pas ? Les assauts de générosité la mettaient en colère ; elle vous rougissait jusqu’au petit bout de

  1. Toute maison seigneuriale a son agent Israélite, son factotum ou juif familier, c’est le « facteur. »
  2. Ancien titre polonais qui est resté au bailli de cercle autrichien.