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ton ; les paroles sortaient péniblement, s’arrachaient de la poitrine. — Attendez. On menait donc une vie joyeuse. L’hiver, les voisins arrivaient avec leurs femmes : des bals, des mascarades, des promenades en traîneaux ! Ma femme s’amusait. Dans l’été, elle eut un second enfant, un garçon, comme le premier. Il y eut entre nous comme un rapprochement. Un jour, assis près de son lit, je lui dis : — Je t’en supplie, prends une nourrice ! — Elle secoue la tête. Les larmes me viennent, et je sors.

Une année durant, elle fut donc encore absorbée par son fils. Nous causions rarement ; elle commençait à bâiller quand je lui parlais de mes affaires, puis des querelles à propos de tout, et devant les étrangers. J’avais toujours tort, les autres toujours raison. — Il cracha. — Une fois je la prie en grâce de ne pas me faire cette chose ; le lendemain, elle ne desserre pas les dents, et, lorsqu’on lui demande son opinion : — Je suis de l’avis de mon mari, — dit-elle d’un air pincé. Méchanceté tatare ! elle se faisait violence pour être de mon avis ! Et je vis encore !

Un jour, je perdis une forte somme. On jouait gros jeu, et le guignon me poursuivait. Je perdis tout ce que j’avais sur moi, les chevaux, la voiture. — Il ne put s’empêcher de rire. — Alors je pris une grande résolution, je me rangeai. Les voisins cessèrent de nous voir ; lui seul vint. Je n’en prenais pas ombrage. Mon exploitation m’absorbait ; je n’étais pas sans avoir quelques succès ; je trouvais du plaisir à voir pousser en quelque sorte sous ma main ce que je venais de semer moi-même. Au reste l’agriculture est aussi un jeu ; ne faut-il pas préparer son plan, le modifier à chaque instant selon les circonstances, et compter avec le hasard ? N’a-t-on pas les orages, la grêle, les froids et les sécheresses, les maladies, les sauterelles ?.. Quand je rentre pour prendre le thé, que j’ai bourré ma pipe, je me rappelle que le cheval a besoin d’être ferré, ou qu’il serait bon d’aller dans le verger voir qui a été le plus fort de mon garde ou de mon eau-de-vie. Je prends ma casquette et m’en vais, sans penser à ma femme, qui reste avec les enfans.

On en parle chez les voisins : c’est encore un mariage comme les autres ; même le révérend M. Maziek arrive un jour, tout plein d’onction. Son visage, ses cheveux, tout était onctueux, jusqu’à son collet, à ses bottes, à ses coudes. Il resplendissait, levait sur moi son jonc comme une houlette, et me sermonnait. — Mais, mon révérend, si nous ne nous aimons plus ? — Ho ! ho ! purgatoire ! s’écrie-t-il en riant à gorge déployée, et le mariage chrétien ? — Mais, mon révérend, notre bienfaiteur, est-ce une vie, cela ? — Ho !, ho ! purgatoire ! non, ce n’est pas ainsi qu’on doit vivre. A quoi servirait donc l’église ? Savez-vous, pauvre ami égaré, ce que c’est que la religion ? Ayez comme cela des rapports avec une fille sans l’ai-