Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/739

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus ici que la nuit, s’écrie-t-elle. À une maîtresse, on fait la cour au moins. Et moi, moi, je veux être aimée ! — Eh bien ! je ne t’aime donc pas ? — Non ! — Elle sort, monte à cheval, disparaît. Je la cherche toute la nuit, toute la journée. Comme je rentre le soir, elle a fait faire son lit dans la chambre des enfans.

J’aurais dû me montrer alors, c’est vrai ; j’étais trop fier, je croyais que les choses s’arrangeraient, — et puis nos femmes ! on n’en fait pas ce qu’on veut. Il y avait là au bailliage un greffier allemand ; sa femme recevait des lettres d’un capitaine de cavalerie. — Qu’as-tu donc là, ma chère ? — Il prend la lettre, et il n’a pas achevé de lire qu’il commence à la battre ; il l’a si bien battue qu’elle lui a rendu son affection. Voilà un mariage heureux ; mais moi ! j’ai manqué le bon moment. Maintenant c’est tout un.

On ne se disait plus que bonjour, bonne nuit ! c’était tout. Je recommençais de chasser ; je passais des jours entiers dans la forêt. J’avais alors un garde-chasse qui s’appelait Lena Wolk, un homme bizarre. Il aimait tout ce qui vit, tremblait lorsqu’il découvrait un animal, et ne l’en tuait pas moins ; ensuite il le tenait dans sa main, le contemplait, et disait d’une voix lamentable : — Il est bien heureux, celui-là, bien heureux ! — La vie à ses yeux était un mal. Drôle d’homme ! Je vous en parlerai une autre fois. Je mettais donc dans ma torba[1] un morceau de pain, du fromage, et de l’eau-de-vie dans ma gourde, et je partais. Parfois nous nous couchions sur la lisière de la forêt ; Irena allait fouiller dans un champ, rapportait une brassée de pommes de terre, allumait un grand feu et les faisait cuire dans la cendre. On mange ce qu’on a. Lorsqu’on rôde ainsi dans la forêt noire, silencieuse, où l’on rencontre le loup et l’ours, où l’on voit nicher l’aigle, — que l’on respire cet air pesant, froid, humide, chargé d’âpres senteurs, — qu’on a pour s’attabler une souche d’arbre, pour dormir une caverne, pour se baigner un lac aux eaux sombres et sans fond, qui ne se ride jamais et dont la surface lisse et noire boit les rayons du soleil comme la lumière de la lune, — alors il n’y a plus de sentimens, on n’éprouve que des besoins : on mange par faim, on aime par instinct.

Le soleil se couche ; Irena s’est mis en quête de champignons. Une paysanne est assise sur le sol ; sa jupe bleue fanée ne cache pas ses petits pieds couverts de poussière. La chemise a glissé à moitié de ses épaules ; retenue par la ceinture, elle entr’ouvre ses plis. Tout à l’entour, l’air est parfumé des émanations du thym. Accoudée sur ses genoux, elle appuie la tête dans ses deux mains. Un lampyre s’est posé sur ses cheveux noirs, qui s’échappent de dessous son foulard couleur de feu et lui retombent sur le dos. Son profil se dé-

  1. Espèce de havre-sac.