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les États-Unis maintenaient leur droit de soumettre tout aux arbitres. On a fini cependant par s’entendre sur ces préliminaires avec beaucoup d’esprit pratique et de bonne volonté, en écartant tous les conflits de prétentions théoriques, et le tribunal de Genève a pu se mettre à l’œuvre. Il a prononcé un jugement qui, en dehors même de l’équité supérieure dont il est empreint, a le grand mérite d’en finir avec cette fatigante querelle, sans laisser un sentiment d’amertume à aucune des deux parties. En définitive, l’Angleterre est absolument exonérée de toute responsabilité en ce qui touche les « dommages indirects, » et d’un autre côté elle devra payer aux États-Unis une indemnité de 15 millions ½ de dollars pour les pertes causées aux Américains par suite de la négligence qu’elle a mise à remplir toutes les obligations de la neutralité. Tout se trouve ainsi réglé. Une question qui a soulevé toutes les passions et inspiré plus d’une fois des inquiétudes dans les deux pays, qui pouvait rester comme une cause permanente d’aigreur et devenir en certaines circonstances une occasion ou un prétexte de rupture, cette question est résolue par l’autorité arbitrale de quelques hommes éclairés, désintéressés et indépendans.

Évidemment il n’y a rien à exagérer. Ce n’est pas un principe nouveau qui vient de s’introduire doucement, discrètement dans les rapports des peuples. Le tribunal de Genève n’a pas fait prévaloir définitivement le droit de l’arbitrage souverain. Bien des questions échappent et ne cesseront d’échapper à ces médiations pacificatrices. Il y a dans les passions, dans les intérêts, dans les antagonismes inévitables des nations, tout ce qui peut engendrer des conflagrations qu’aucune sagesse, qu’aucune autorité morale ne peut conjurer. Non sans doute, la guerre n’est point bannie de ce monde, elle n’est pas encore remplacée par un tribunal de conciliation faisant rentrer au fourreau les épées impatientes d’en sortir. Ce n’est pas moins un événement caractéristique et heureux que le succès de ce tribunal d’équité, de cette sorte de justice de paix internationale prononçant sur les griefs de deux pays, parvenant à remettre d’accord ceux qui n’avaient réussi jusque-là qu’à s’aigrir et à s’exciter mutuellement dans leurs négociations directes. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que personne ne se plaint. Les États-Unis, qui avaient élevé des prétentions démesurées, ne disent rien. L’Angleterre peut bien faire quelque réserve pour l’honneur des principes ; au fond elle semble assez satisfaite, et elle se considère presque comme heureuse d’en êlre quitte à si bon marché. Beaucoup d’Anglais ont tout l’air d’éprouver un vrai soulagement de se voir délivrés de cet ennui moyennant quelque 77 millions de francs qu’ils paieront avec l’excédant des revenus publics, et même ils se consolent d’avoir à réparer les fautes d’une neutralité trop négligente en songeant que le commerce anglais sera le premier à profiter dans l’avenir de cette loi de responsa-