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médecin, de soigner à la fois l’âme et le corps. On poursuivait, il faut le reconnaître, un idéal de pureté qui ne manque pas de grandeur; à force de vouloir élever, sublimer l’esprit, on en arriva non-seulement à mépriser, mais à briser la matière; voyant en elle toutes les causes de révoltes qui poussaient au mal, on voulait l’anéantir à force de jeûnes, de macérations, de privations de toute sorte. Il se produisit alors un fait pathologique qu’on n’avait pu prévoir et qu’on ne sut reconnaître : la matière surmenée, émaciée, amoindrie, perdit son équilibre et rendit l’esprit malade. Cette théorie de la séparation de l’homme en deux parties non-seulement distinctes, mais adverses, eut un résultat bien plus grave : elle pénétra la science, qui la reçut toute faite comme une tradition respectée, et elle pesa sur la thérapeutique, qu’elle neutralisa pendant des siècles; quand Broussais la combattit vers 1828, on cria au blasphème, et on l’accusa de « saper les bases » de toute société civilisée. Non, les facultés de l’esprit ne sont point indépendantes, elles sont soumises aux affections de la matière, à laquelle elles sont liées. Les travaux de Claude Bernard ne peuvent aujourd’hui laisser aucun doute à cet égard; il suffit de prendre une forte dose de sulfate de quinine pour perdre momentanément la mémoire, et d’avaler du haschich pour devenir absolument fou pendant un temps plus ou moins long. Qui donc oserait soutenir aujourd’hui que le parfum d’une fleur peut être malade sans que la fleur soit malade elle-même? Rien dans cette vérité scientifique, appuyée sur une série d’observations éclatantes, ne peut blesser le spiritualisme le plus rigoureux, ni infirmer les destinées de notre âme immortelle.

Toute altération de l’esprit est consécutive d’une altération de la matière, c’est là un principe absolu dont il ne faut jamais dévier lorsqu’on veut apprécier sainement les maladies mentales, et c’est pour n’avoir pas connu ce principe que les temps antérieurs au XIXe siècle ont fait fausse route et ont été entraînés à des cruautés sans pareilles. Il n’était point prudent, en ces jours d’ignorance, d’essayer de combattre la folie, et l’on y courait risque de la vie. Deux Gascons entreprenans, ermites de Saint-Augustin et cherchant fortune, avaient promis de guérir ce qu’on appelait « l’occupation » de Charles VI ; ils lui firent boire des philtres où l’on avait mêlé des perles fines réduites en poudre; sur ce malheureux atteint de délire mélancolique entrecoupé de stupeur et d’accès furieux, ils prononcèrent des paroles magiques qui demeuraient inutiles, car elles étaient neutralisées, disaient-ils, par les sortilèges et les incantations du barbier royal. Cette comédie dura quelque temps, et finit mal pour les deux principaux acteurs; ils furent dégradés en place de Grève par l’évêque de Paris, prome-