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et bon que, lorsque Pinel fut marié et père, il en fit, — ceci est littéral, — une bonne d’enfans.

De même que Colbert avait clos l’ère thaumaturgique, Pinel venait de fermer l’ère de la répression exclusive; l’ère de la thérapeutique allait enfin s’ouvrir. Après tant de combats, la victoire restait au bon sens, à l’observation, à l’humanité. Parlant de ceux que pendant si longtemps on a brûlés, on a enchaînés et maltraités, Pinel dit : Ce sont des malades; grande parole et de portée incalculable, qui aura un jour une influence déterminante sur la science médico-légale. Esquirol les classe, définit leur mal et dit : Pour apprendre à les guérir, il faut vivre avec eux. Ferrus les rend au travail; il prouve que l’aliéné peut encore faire acte de civilisation, et qu’en étant utile aux autres il devient utile à lui-même. Pendant que la France pose ainsi les bases morales de l’aliénisme, Roller, créant en Allemagne un établissement modèle, réunit autour de ses malades tout ce qui peut les rappeler à la vie normale, et démontre, par sa longue et constante pratique, que l’opium et ses dérivés ne sont point seulement des caïmans précieux, mais qu’ils constituent le moyen curatif le plus héroïque que l’on puisse employer pour combattre, pour vaincre les troubles de l’esprit. C’est par ces hommes que la science aliéniste a été fondée : d’autres sont venus qui ont développé leurs prémisses et fécondé leur doctrine; mais ceux-là ont été les maîtres, les bienfaiteurs, et à ce titre l’humanité leur doit une reconnaissance éternelle.


II.

Chacun s’empressa de célébrer ce qu’on nomma justement la grande action de Pinel, et l’on prétend que les chaînes tombèrent, comme par enchantement, des bras de tous les fous séquestrés en France. Ceci est singulièrement exagéré. Une circulaire du ministre de l’intérieur, en date du 16 juillet 1819, signale avec sévérité l’état misérable dans lequel on laisse les aliénés en province. Abandonnés dans des loges souterraines, sans lumière et sans air, leur sort n’avait point été modifié : on renouvelait à peine la paille qui servait de litière aux fous tranquilles; quant aux agités, ils couchaient sur la terre nue ou sur le pavé ; leurs gardiens, toujours armés de gourdins, de nerfs de bœuf, se faisaient précéder par des chiens bouledogues lorsqu’ils entraient dans les cellules. L’autorité compétente ne ménageait pas ses prescriptions : elle recommandait, elle ordonnait de substituer partout, en cas de nécessité rigoureuse, l’usage de la camisole de force à celui des chaînes ; mais il faut croire qu’on ne l’écoutait guère, car en 1843 le docteur Dagron,