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eût été étouffé dans les flammes du bûcher, — une telle vie donne l’idée d’une physionomie narquoise, goguenarde, raillant tout, se gaussant de tous, et l’on croit aisément celui qui l’a menée capable aussi de tout. Si nous ajoutons que l’orthodoxie timorée conclut toujours très promptement de la hardiesse des expressions et des idées au néant des principes et des croyances, on ne s’étonnera plus de la complaisance avec laquelle la tradition a enregistré les traits divers dont se compose ce que nous appelons la légende rabelaisienne ; mais ce n’est pas une raison pour l’accepter comme une page d’histoire, et nous savons bon gré à M. Arnstaedt de n’avoir pas reculé devant les investigations patientes indispensables pour la tirer au clair.


II.

On sait peu de chose de la vie de Rabelais, en comparaison du moins de ce que l’on s’attendrait à savoir sur un homme aussi répandu. On n’est pas même d’accord sur l’année de sa naissance. Tandis que, selon l’opinion longtemps la plus accréditée, il serait né en 1483, MM. Rathery, P. Lacroix, B. Fillon, confirmant un soupçon jadis émis par le père Nicéron, voudraient rapprocher cette date de 1495. Fils d’un bourgeois assez aisé de Chinon, nous le voyons d’abord au couvent de Sevillé ou Seully, puis à celui de la Basmette, où il se lie d’amitié avec les quatre frères Du Bellay[1], dont plus tard la fidèle amitié devait lui être d’un puissant secours, ainsi qu’avec Geoffroy d’Estissac, futur évêque de Maillezais, les juristes Tiraqueau, Boucher et Pierre Amy. Vers 1520 ou un peu avant, il reçoit les ordres. Son savoir était déjà remarquable. Il correspondait en grec avec l’illustre Guillaume Budé, il étudiait l’italien, l’espagnol, l’allemand, l’hébreu, l’arabe. Sa vive intelligence s’ouvrait avec passion à cette pluie de connaissances de tout genre que la renaissance en plein épanouissement faisait tomber sur un monde altéré de vérités nouvelles. Il n’en fallait pas davantage pour exciter la défiance, bientôt la haine des moines ignorans au milieu desquels il devait vivre. Lui et Pierre Amy furent jetés en prison, et ce fut seulement aux démarches actives de Tiraqueau et de Budé qu’ils durent d’en pouvoir sortir. En 1524, avec la permission du pape, Rabelais quitta les cordeliers pour entrer aux bénédictins de Maillezais, où il espérait trouver moins d’entraves à ses études favorites. Son espoir fut trompé : dégoûté à tout jamais de la vie monacale, il prit la clé des champs ; il fut recueilli par son an-

  1. L’aîné, Guillaume, fut un capitaine distingué ; Jean Du Bellay devint évêque de Paris et négociateur renommé ; Martin Du Bellay fut gouverneur de Normandie, et le dernier, René, évêque du Mans.