Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/846

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

c’est certainement celui qui pousse l’homme à user largement de la « purée septembrale. » C’est qu’aussi, grâce « au divin piot, » l’homme décuple momentanément ses énergies. Quelles vigoureuses scènes de buveurs Rabelais a racontées ! quelle variété, quelle verve multicolore, quelles fusées d’esprit dans ces mille propos qui s’entrecroisent ! Rabelais est en littérature ce que les maîtres hollandais sont en peinture : le trivial n’existe pas pour lui. Il saisit les choses avec son coup d’œil d’artiste, et ne sait pas, quelle qu’en soit la nature, résister au plaisir de les dire comme il les a saisies.

La même prédilection pour la vie et ses manifestations est la raison de son talent dramatique, ou, pour nous expliquer plus clairement, de la fréquence des scènes d’excellente comédie que l’on peut signaler dans ses œuvres. La vie, c’est du drame réel, et le vrai drame, c’est de la vie. Il y a des chapitres entiers de Rabelais que l’on pourrait transporter au théâtre, par exemple les discussions de Panurge avec les philosophes et les médecins. Rabelais s’incarne dans ses personnages, et rien de plus individuel que le langage qu’il fait tenir à chacun d’eux. Le jargon de « l’escolier limosin, » le langage monté sur échasses de la Quintessence, les lettres si dignes, si touchantes, que Gargantua, devenu vieux, adresse à son fils Pantagruel, tout cela vient de la même source. L’épisode de Panurge et des moutons de Dindenaut, cette amusante histoire passée en proverbe, celui plus que leste, mais si admirablement raconté, du diable de Papefiguière, la description de la tempête sur mer où Panurge est si lâche, frère Jean si énergique, Pantagruel si simple et si courageux, les discours des officiers de Picrochole, le tyranneau à grandes visées, sont des modèles de vrai comique. A-t-on toujours remarqué, à propos de ces derniers, qu’en décrivant d’avance à leur maître toutes les conquêtes qu’il va faire, ces hâbleurs, dupes eux-mêmes des chimères qu’ils inventent, passent tout doucement du futur au présent, puis du présent au passé, et qu’avant d’avoir fini leurs gasconnades ils se voient, et Picrochole se voit avec eux, déjà conquérans de tout le monde connu ? C’est un trait que Molière a relevé et reproduit, et ce n’est pas le seul que le grand comique ait emprunté à Rabelais. La Fontaine aussi a largement puisé dans cette riche veine ouverte en plein sol gaulois, et qui l’attirait par certaines affinités de race et de talent.

Du reste il s’en faut que tout Rabelais prête à rire. Il y a parfois, même au milieu de ses farces les plus risquées, des aperçus, des intuitions, qui frappent d’étonnement. Il est sur le point de deviner la circulation du sang, il prédit presque les aérostats, son instinct de bourgeois français le rend déjà frondeur et révolutionnaire. Il ne faut pas avec ce bon M. Ginguené faire de Rabelais le précur-