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seur de la révolution de 89 ; mais en réalité sa critique du despotisme, ses vues politiques, ses idées sur les devoirs d’un roi, d’un chef d’armée, d’un prince victorieux, ce qu’il advint du roi Anarche et du roi Picrochole, ce qu’Épistémon vit en enfer, tout cela est singulièrement hardi pour le temps[1], et en général respire un amour de l’humanité, du pauvre peuple, qui fait un heureux contraste avec la dureté ou l’indifférence qui si longtemps encore devait dominer l’opinion. Gargantua et Pantagruel, soit qu’ils se défendent contre d’injustes agressions, soit que vainqueurs ils dictent la paix à leurs ennemis abattus, donnent d’excellentes leçons aux rois leurs contemporains et même à quelques-uns de leurs successeurs. Ce sont là les qualités qui réconcilient toujours tôt ou tard avec Rabelais ceux même que son cynisme d’expression révolte. Étienne Pasquier, Montaigne, le cardinal Duperron, Nicéron, Boileau, Voltaire, qui d’abord le dédaignait, mais qui plus tard lui rendit toute justice, de nos jours MM. Guizot[2] et Sainte-Beuve, ont, à des points de vue divers et avec plus ou moins de réserves, su rendre hommage à l’originalité de son génie ainsi qu’à la valeur permanente de ses écrits. Tout compte fait, il n’y a rien d’exagéré dans ce jugement de l’un de ses éditeurs : « Rabelais fut pour son époque ce que Molière fut dans la suite pour le siècle élégant de Louis XIV. »


IV.

Il nous reste à exposer, en profitant des observations très compétentes du docteur Arnstaedt, la théorie pédagogique de Rabelais. C’est en effet, à côté des idées philosophiques et religieuses cachées sous tant de fleurs et de broussailles, le terrain sur lequel Rabelais s’est montré le plus novateur et en même temps le plus judicieux. Que de méthodes et de principes passent aujourd’hui pour modernes en matière d’éducation, et que l’on trouve déjà très nettement énoncés par le joyeux conteur ! Rappelons en peu de mots comment il introduit le sujet.

Le jeune Gargantua, fils de Grandgousier, est d’abord élevé comme l’étaient tous les jeunes princes de son temps. Abandonné pendant toute son enfance à des mains subalternes, il prend les

  1. Signalons entre autres ce passage du Gargantua : « je pense que plusieurs sont aujourd’hui empereurs, rois, ducs, princes et papes en la terre, lesquels sont descendus de quelques porteurs de rogatons et de coustrets, comme au rebours plusieurs sont gueux de l’hostière (de l’hôpital), souffreteux et misérables, lesquels sont descendus de sang et ligne de grands rois et empereurs. » — Évidemment la foi au droit divin est ébranlée dans un esprit de cette trompe.
  2. Annales d’éducation.