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avec cette éloquence parlant de ceux qui se jettent « dans les bras de la république comme dans un port, » représentant la magistrature comme « l’arbre de couche du mécanisme social, » pour s’écrier aussitôt qu’il faut « introduire là à pleins bords le flot démocratique. » M. Gambetia s’est trompé, il n’a pas vu qu’il s’exposait à la plus dangereuse des épreuves, celle de donner sa vraie mesure, et de faire dire à tous ceux qui ont un peu de bon sens que le hasard a d’étranges caprices pour avoir fait un jour un dictateur d’un assez médiocre tribun de banquets. L’orateur de Grenoble et d’Annecy n’a pas moins fait ce qu’il a pu pour enflammer les instincts révolutionnaires, tout en ayant l’air quelquefois de vouloir les contenir, pour se créer une sorte de candidature au gouvernement par la complicité de toutes les passions radicales, au risque de semer sur ses pas une agitation qui, si elle était sérieuse, serait aussi compromettante pour la France que pour la république elle-même.

C’est là jusqu’ici en effet ce que cette campagne d’agitation a produit de plus clair. Elle n’a pas pu sans doute compromettre sérieusement la France, elle a seulement relevé pour un instant aux yeux de l’Europe ce fantôme du radicalisme et laissé entrevoir comme une réalité possible ce qui n’est qu’une menace des passions soulevées en courant par un tribun étourdi. Pense-t-on qu’à l’heure où nous sommes, avec le besoin pressant, impérieux, que nous avons de retrouver des amis, de comploter l’affranchissement de notre territoire, il soit indifférent pour le pays d’inspirer de la confiance ou de fournir à nos ennemis un prétexte de plus pour nous représenter comme le peuple éternellement révolutionnaire ? M. Thiers disait récemment avec une tristesse bien naturelle : « Je souffre plus que vous de ce qui s’est passé à Grenoble, parce que cela entrave notre libération… On peut compter par des chiffres énormes le mal que le discours de Grenoble a fait à l’industrie et aux affaires… » Voilà ce que les campagnes du radicalisme peuvent coûter à la France, immédiatement atteinte dans son travail, dans son crédit, dans sa bonne renommée et même, jusqu’à un certain point, dans son intégrité, M. Gambetta s’est donné à Grenoble une satisfaction ambitieuse ou un plaisir dont la nation tout entière paie les frais. On a certainement exagéré l’autre jour en racontant que le ministre de l’intérieur de Russie, M. de Timaschef, en ce moment à Paris, avait adressé quelques représentations au gouvernement français au sujet de toutes ces agitations radicales. M. de Timaschef n’avait aucun caractère diplomatique, il n’était qu’un voyageur : il n’a pas pu adresser au gouvernement les paroles qu’on lui a prêtées, et aucune puissance n’a pu se croire le droit de faire des observations sur un incident tout intérieur ; mais ce qu’on n’a pas dit officiellement, on a pu le dire sous la forme d’un témoignage d’intérêt, d’une crainte amicale, on l’a sûrement pensé dans tous les cas. C’est inévitable. Devant des manifestations dont il n’est pas toujours facile de mesurer la portée, les défiances se réveillent naturellement, les sympa-