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leur entend dire qu’un mot : « hélas ! » Elles sont sous l’empire de la douleur, elles ne peuvent s’y soustraire ; mais cette angoisse pour elles ne s’éclaire pas, ne se raisonne pas, elle les torture, et elles y succombent. La haine de même est tout instinctive : c’est un mouvement violent qui agite tout l’être ; si elle est satisfaite, elle tombe sans laisser de souvenir. Comme tous les barbares, les Albanais passent du rire aux larmes sans transition : c’est ce qui explique l’absence de remords chez ce peuple ; il ne peut connaître non plus la tristesse presque douce, qui est une langueur plutôt qu’un mal poignant. Quand il cherche aux événemens de la vie une explication, il la trouve très simple, et, comme il se donne de tout des raisons imparfaites, si on veut ramener ces essais de doctrine à un système, on se heurte aux plus bizarres contradictions. Une idée cependant domine les autres. Ce qu’il fait, il l’explique par la fatalité ; il y a une force supérieure qui l’a armé contre son frère, qui l’a rendu violent, qui l’a porté au meurtre : « Dieu l’a voulu ! » Et demain ce même homme se dévouera pour défendre ses parens, son ami, ne comprendra pas qu’on songe à sa vie quand il faut sauver un compagnon d’armes. Nous entrons dans une pauvre maison qui sert de bakal, sorte de magasin où on vend des épices, du vin, des liqueurs, tous les objets nécessaires à ces peuples, qui ont si peu de besoins. Une femme d’une cinquantaine d’années est accroupie dans un coin : il y a six semaines qu’elle n’a pas quitté cette place ; elle passe le jour à pleurer en criant : « C’est qu’ils ont tué mon fils ! » Le fils de la victime reçoit les cliens et paraît tout consolé ; il nous explique qu’un des voisins est venu, qu’une querelle s’est élevée, qu’on a tiré les couteaux, et que son père est tombé mort. « C’était un bien brave homme, » nous disent les assistans. « Qui, le mort ou le meurtrier ? — Oh ! tous les deux ; que voulez-vous, c’est la colère de Dieu qui a fait le mal. » Le coupable s’est enfui, il avait à redouter la vengeance des parens ; quant à la réprobation morale, nul n’y songe. Cette mère même, qui est inconsolable et qui maudit l’assassin, ne croit pas que le meurtre soit un si grand crime. L’asile qu’on accordait dans la société grecque à tout homme qui en avait tué un autre s’explique par ces mœurs et ces idées. L’Albanais reçoit l’assassin fugitif, qui n’est pas de son clan, lui donne l’hospitalité, lui assure sa protection ; il n’y a que la famille du mort qui ait droit d’en vouloir au meurtrier.

On comprend sans peine ce que ces peuples entendent par homme bon, homme mauvais ; ce sont ces vieilles expressions de la langue homérique. Celui qui est bon, ce n’est pas l’Albanais vertueux, maître de lui, qui domine ses passions : c’est l’homme