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seul bien qu’elles aient, des moutons et des paires de bœufs. De la sorte on répare une partie du mal commis, et la paix peut être faite sans qu’aucun des deux clans paraisse être victime de l’autre ; nul n’est froissé de voir la vie humaine payée en têtes de bétail. Les rois barbares avec le temps substituèrent l’argent aux moutons et aux bœufs ; les Albanais font de même et comptent souvent en piastres ; une vie d’homme vaut 1,500 piastres, environ 300 francs, une blessure grave 750 piastres. Le tarif des princes mérovingiens n’était pas beaucoup plus élevé. La coutume de la compensation disparut d’assez bonne heure des habitudes helléniques ; cependant on voit bien qu’elle précéda tout autre essai de pénalité. Dans la scène de jugement figurée sur le bouclier d’Achille[1], les deux parties adverses discutent sur le prix à payer pour un homme tué. Le grec emploie le mot qui plus tard signifiera châtiment ; mais pœna, peine, indique évidemment alors un paiement, une satisfaction pour le meurtre au moyen d’objets précieux. L’expression latine pendere pœnam, payer une peine, aurait donc exprimé d’abord la remise par le coupable à l’offensé d’une véritable valeur. Tacite marque clairement que ce fut la durée des vendettas qui donna naissance à la compensation. « Il faut, dit-il, partager les haines comme les amitiés de son père ou de son parent. Ces haines ne sont pas implacables. L’homicide même est expié par le don d’un certain nombre de bestiaux. Alors toute la famille se déclare satisfaite[2]. » Cette phrase s’applique aux Albanais comme aux Germains.


III

Les Albanais ont une foule de superstitions ; George de Hahn et M. Hecquard en ont recueilli un grand nombre. Il est difficile pour l’étranger de les étudier ; il faudrait qu’il connût très bien la langue, qu’on lui parlât avec vérité sur ces sujets, qui sont toujours mystérieux, avec précision sur des croyances dont le propre est de rester vagues pour ceux-là mêmes qui en vivent dès l’enfance. L’historien doit aussi se défier de ces rapprochemens trop nombreux qu’il établit entre les croyances d’un peuple et celles d’un autre. Il arrive ici ce qui se produit si facilement en philologie. Les ressemblances se trouvent trop aisément, on est trop porté à rattacher à une antique origine, à la race qui passe pour mère de toutes les nôtres, des idées nées du hasard, des coutumes qui remontent à

  1. Iliade, XVIII, 498.
  2. Germanie, 21.