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En quittant le mont Auxois, je me rendis directement à Nuits, désireux que j’étais d’aller chercher à Cîteaux les vestiges d’un autre genre de grandeur. Nuits n’a rien de remarquable que ses excellens vins, et je n’aurais pas à en parler, si cette ville ne m’avait offert une particularité de nature fort amusante. J’entre dans un café, afin de lire les journaux, et, les journaux lus, je me divertis, pour tuer le temps, à regarder les bourgeois de cette localité jouer au billard. Je doute qu’il y ait en France une seconde petite ville qui puisse se vanter de posséder des joueurs aussi consommés. Deux, quatre, six parties se succèdent entre des adversaires différens, c’est toujours la même supériorité. Tudieu ! quel coup d’œil ! quelle sûreté de main ! quelle exactitude de calcul ! quel art d’éviter les contres, de couler la bille, de la faire tourner sur elle-même ou revenir en arrière ! et quelles séries ! Quand des joueurs de billard savent pousser les avantages d’une partie ou en diminuer les chances défavorables avec cette habileté, on peut dire qu’il y a en eux les germes de tacticiens militaires véritables, si parva licet componere magnis. Aussi, tout en regardant les bourgeois de Nuits pousser leurs billes, je songe au grand nombre d’hommes éminens que cette province a fournis au jeu terrible de la guerre : Davout, Marmont, Junot, sont Bourguignons, pour ne citer que les plus illustres parmi les plus récens. Au fond, les facultés du génie ont une origine humble comme celle des grands fleuves, et ne sont que l’épanouissement splendide d’atomes rudimentaires que l’on rencontre chez les plus vulgaires des êtres, où ils avortent et s’étiolent comme des grains semés dans un terrain trop maigre. Qui sait si l’atome invisible qui donne à ces joueurs de billard bourguignons leur sûreté d’œil et de main n’est pas le même qui déposé chez des natures plus riches y enfante le génie des combinaisons et la précision savante qui les fait réussir ?

La campagne qui sépare Nuits de Cîteaux est en grande partie couverte de gamay, et chemin faisant je profite de cette circonstance pour m’informer auprès de mon guide de ce qu’il faut entendre par ce fameux plant de vigne que l’abbé Courtépée qualifie de déloyal[1], que quatre siècles auparavant Philippe le Hardi traitait de cauteleux, et qui en somme a joué un si grand rôle dans l’histoire économique de la riche Bourgogne. Des explications de

  1. Puisque l’occasion se présente de nommer l’abbé Courtépée, je ne la laisserai pas passer sans rendre à son excellente Description du duché de Bourgogne la justice qui lui est due. C’est un livre lentement amassé, jour par jour, année par année, comme l’oiseau fait son nid brin à brin, sans prétention et sans efforts. Quelle abondance de détails pris sur le vif des mœurs et des traditions populaires, et comme l’âme de la Bourgogne s’échappe avec bonne humeur de cette érudition cordiale qui fait de l’abbé Courtépée un digne compatriote de Bernard La Monnoie et de Charles De Brosses !