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arbalétriers de Dijon. Piron était très jeune alors, il ressentit la défaite de ses concitoyens avec une vivacité juvénile tout à fait burlesque, et dans le feu de son amusante fureur il rima une ode fort longue où, du commencement à la fin, les Beaunois étaient assimilés aux ânes de leur pays, qui étaient célèbres sans qu’on sache bien dire pourquoi. Le point d’honneur provincial était beaucoup plus vif alors qu’il ne l’est aujourd’hui, — et il est encore par momens très suffisamment pointu ; — on peut donc penser avec quelle humeur les Beaunois prirent cet outrage fait à leurs lauriers. Ils essayèrent quelques ripostes ; par exemple un certain curé Martin, ancien professeur de Piron, crut ou feignit de croire que Piron, dans son ode, avait voulu faire allusion à sa personne lorsqu’il avait donné à l’âne ce nom générique de Martin sous lequel la race des ânes est aussi connue que le peuple anglais sous le sobriquet de John Bull, et dans une lettre assez spirituellement tournée il lui rappela que dans son enfance il l’avait fréquemment étrillé. Piron répliqua qu’il ne niait point le fait, mais que, si son maître l’avait étrillé jadis, il se pourrait que lui fût à même de le brider présentement. Les beaux esprits de Beaune n’étaient pas capables de lutter avec un homme que ses reparties ont rendu célèbre ; aussi essayèrent-ils de s’en venger par des moyens moins difficiles. S’étant imprudemment aventuré dans Beaune deux ans après l’équipée de son ode, et ayant recommencé d’ajuster du tir de ses bons mots les longues oreilles dont il gratifiait les habitans de cette ville, Piron fut poursuivi à travers les rues par ses victimes, et n’échappa qu’avec peine à une correction qui aurait pu être solide, s’il faut juger des Beaunois d’alors par la robuste encolure des Beaunois d’aujourd’hui. C’est l’histoire de ces tribulations que Piron a racontée dans son célèbre Voyage à Beaune. Comme Piron s’est acquis une réputation déplorable qui l’a mis à l’index auprès de tous les lecteurs qui prétendent se respecter, cet opuscule a partagé le sort de la plupart des écrits de cet auteur, et il est assez peu lu aujourd’hui[1]. C’est un tort ; les occasions de s’amuser sont trop rares dans ce triste monde et par ce plus insupportable des siècles pour dédaigner un charmant petit livre qui peut nous procurer une heure de gaîté désopilante. Il a d’ailleurs dans la littérature burlesque française une originalité très à part, qui mérite d’être signalée. Il y a des degrés même dans le burlesque, et les autres écrits de notre littérature qui relèvent de ce genre ne possèdent ni ce naturel, ni cette franchise, ni cette verve facile et nettement classique : l’odyssée du scandaleux d’Assoucy, souvent amusante et toujours immorale, ne sort pas du royaume des bobèches ; le Roman comique de Paul Scarron

  1. Il en a été fait cependant une édition assez récente augmentée de quelques fragmens qui ne sont pas sans valeur par M. Honoré Bonhomme.