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atteint fréquemment l’excellente bouffonnerie, mais il ne va pas au-delà ; dans le Voyage à Beaune d’Alexis Piron au contraire, le burlesque touche au vrai et bon comique. L’entrée à Beaune surtout constitue une page des plus malicieuses, où se mêlent avec bonne humeur la feinte naïveté d’un jocrisse de la foire et la gaîté d’un Regnard. Que le lecteur, s’il ne la connaît pas, cherche cette jolie page où Piron décrit les effets abrutissans que le génie de Beaune produit sur lui dès son entrée, et cette messe à laquelle il assista, « où tel qui vint pour lorgner fut obligé d’y prier Dieu, » tant les femmes étaient laides, « si bien que jamais Dieu n’eut à une messe de onze heures et demie des cœurs moins partagés ; » il se convaincra qu’elle pourrait faire honneur à tout auteur comique.

Je n’oserais jurer que les Beaunois aient encore pardonné à Piron ses malicieux brocards. Ce qu’il y a de certain, c’est que le malin petit livre ne se trouve pas dans la ville, car, ayant eu envie de le lire sur place, il m’a été impossible de me le procurer. Le premier libraire auquel je me suis adressé m’a répondu par un non dont la sécheresse ne laissait rien à désirer, accompagné d’un regard d’une froideur sévère qui m’a fait soupçonner que ma demande avait été prise pour une impertinence calculée. Un second, homme fort poli et très obligeant, m’a répondu qu’il n’avait pas cet écrit, et, comme j’ai cru devoir alors m’excuser d’avoir demandé à un Beaunois un livre où leurs ancêtres étaient plaisantes, il m’a répondu par un « oh ! ça m’est bien égal ! » accompagné d’un léger éclat de rire dont la contrainte sensible disait assez nettement : « cela ne m’est pas égal du tout, car enfin je suis Beaunois. » Je n’ai pas cherché davantage, me tenant pour averti, et pendant les deux jours que j’ai encore passés à Beaune je n’ai plus soufflé mot de Piron.

La statue de Monge, qui se dresse sur la place du marché, au pied de la tour du beffroi, suffit pour réfuter les impertinentes assertions de Piron, et pour prouver que les dons solides, sinon les dons brillans de l’esprit, n’ont pas été refusés à Beaune. Ainsi c’est à Beaune que nous devons notre École polytechnique ; il y a plus d’une ville de spirituel renom qui n’a pas autant fait pour la vie intellectuelle de la France. Cette statue de Monge est un bon ouvrage de Rude, qui, heureusement pour sa gloire, en a fait de tout autrement remarquables. Elle est très curieuse et très instructive, parce que le sculpteur en la composant a obéi à une théorie erronée dont elle fait ressortir la fausseté avec plus d’évidence que ne le pourraient faute vingt dissertations des plus habiles. Il est parti de cette idée, juste en apparence, que, la statue d’un homme illustre n’étant malgré tout qu’un portrait en marbre ou en bronze, quelque monumentale qu’elle fût, ce portrait devait être individualisé le plus possible sous peine de ne donner aucune