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à l’abri des accidens et des dangers qui naissent d’une masse d’hommes mal contenus d’ordinaire, terreurs paniques, entassemens désordonnés, explosions par imprudence. Un général dur à la façon de Davout non-seulement est une providence pour les âmes de ses soldats, dont il soutient et règle le courage, mais se trouve en fin de compte un véritable Esculape pour leurs corps, qu’il protège contre la maladie et l’imprudence par les habitudes d’ordre qu’il leur donne. Cela dit, voici deux anecdotes. La première était racontée par le général de Trobriand.


« Le colonel du 1er de chasseurs, le brillant Montbrun, après une affaire magnifique s’avise de lever une contribution considérable sur la princesse de Steyer. Davout l’apprend, entre dans une fureur extrême et s’écrie devant tout le corps d’officiers : « Si j’avais deux Montbrun, j’en ferais pendre un. » Montbrun, mandé, nia tout avec aplomb ; son major Tavernier se dévoua pour lui et fut condamné à deux ans de citadelle ; mais au bout de quelques mois le maréchal Davout, qui le savait innocent, l’en fit sortir avec la croix et un grade. »


Il me semble que nous surprenons assez bien ici une bonté de l’ordre le plus élevé, seulement cette bonté est réglée par un bon sens supérieur. Je ne connais d’analogue à ce fait dans notre histoire qu’un trait de Gaspard de Coligny. Un jour on lui amène un étourdi qui s’était livré à je ne sais quel acte de maraude : « Qu’on le pende sans délai, » dit l’amiral ; puis il fait semblant de tourner brusquement les talons, en recommandant à l’oreille d’un de ses gentilshommes de faire couper la corde dès que le coupable sera suspendu. C’est le même sérieux sentiment de l’ordre uni à la même humanité.

J’extrais la seconde anecdote d’une lettre écrite par une personne dont je ne suis pas autorisé à citer le nom, un des plus grands du premier empire.


« Le maréchal maintenait une très sévère discipline dans son corps d’armée, tant dans l’intérêt de ses troupes, qui étaient admirablement tenues, que par intégrité personnelle.

« Il avait interdit le maraudage sous peine de mort. Un jour il aperçoit dans un champ un soldat qui avait une singulière tournure. C’était un dragon qui avait en ceinture un mouton qu’il venait de voler. Le maréchal, se l’étant fait amener, commence par lui annoncer le jugement qui l’attend. Le pauvre mouton, qui bêlait d’une manière lamentable, couvrait de sa voix l’admonestation. Tout à coup le dragon lui frappant sur la tête : paix, mouton, s’écrie-t-il, laisse parler le maréchal.

« Le maréchal rit (pour la première fois peut-être de sa vie, ajoute M. R…), et l’à-propos de l’accusé le sauva non de la mort, qui n’était qu’une menace, mais d’un jugement. »