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L’ALSACE-LORRAINE DEPUIS L’ANNEXION.

torture des consciences. Pour combler la mesure, on disait aux populations d’un air railleur qu’au fond elles étaient plus allemandes qu’elles ne se l’imaginaient, allemandes par la théorie historique, allemandes par les mœurs comme par la langue, et qu’il y aurait tout honneur, tout profit pour elles à quitter « une nation déchue et infectée de vices pour une nation glorieuse et douée d’un bel assemblage de vertus. » C’était, ajoutait-on, non pas un changement de patrie, mais un retour à la patrie naturelle.

Voilà au milieu de quels assauts et de quels troubles d’esprit ont vécu ces provinces dans les dernières semaines qui ont précédé l’annexion. J’en parle pour en avoir été le témoin et quelquefois le confident ; il est des scènes qui ne sortiront jamais de ma mémoire, surtout celles qui se passaient dans l’une des rues de Mulhouse, à la porte du Kreïs-director, l’équivalent d’un sous-préfet, chargé du contrôle et de l’enregistrement des options. Invariablement, chaque matin, entre neuf et dix heures, le trottoir était envahi par un rassemblement qui, de minute en minute, prenait des proportions plus considérables et ne cessait de s’accroître jusqu’à la clôture des bureaux. Comment assister de sang-froid à ce défilé de plus en plus significatif ? C’étaient autant d’hommes qui venaient opter pour la France, autant de compatriotes recouvrés. J’en ai interrogé plusieurs ; ils auraient eu cent raisons non-seulement plausibles, mais souvent impérieuses, de se résigner au régime allemand, — raisons d’intérêt, de famille, de propriété, d’établissement d’industrie. Aucune de ces considérations n’avait tenu devant l’abjuration qui y était attachée. Plutôt tous les sacrifices, si onéreux qu’ils fussent, qu’un changement de drapeau. Pour les jeunes gens, porter les armes contre ceux à côté de qui hier encore ils combattaient, — pour les hommes mûrs ou les vieillards rompre les liens politiques qui étaient la trame même de leur vie, voilà des perspectives qu’ils n’envisageaient pas les uns et les autres sans révolte et sans frémissement. Les moins susceptibles disaient avec amertume qu’on aurait pu user de plus de ménagement vis-à-vis de ces vaincus qu’on espérait s’identifier et qu’on affectait d’appeler des « frères. » Ainsi pensaient et ont agi la plupart de ceux auxquels leur fortune ou leur carrière laissaient quelque liberté de détermination.

Il convient pourtant d’ajouter que, même parmi ces privilégiés, une scission a eu lieu et qu’elle compte plusieurs hommes influens par leur position et par leur fortune, — non pas que cette minorité soit animée d’un moindre regret de ce qu’elle perd et d’un moindre désir de le recouvrer ; ce n’est point sur le but, c’est sur les moyens seulement qu’elle diffère. Elle prévoit malgré tout que la séparation sera longue, et que de longtemps l’Allemagne ne lâchera pas sa