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L’ALSACE-LORRAINE DEPUIS L’ANNEXION.

mode d’assaut et de mettre la main sur l’élégance et la grâce a rencontré chez eux plus d’un contradicteur ; il en est même qui ont la bonne foi de douter que Berlin puisse en tout suppléer Paris. Écoutons ce qu’en dit M. Charles Muller, de Halle. À son avis, la Prusse a beaucoup à faire pour se mettre en matière d’art au niveau des peuples qui depuis longtemps en ont reçu et transmis la tradition ; elle manque de collections de modèles et surtout d’écoles de dessin. « Ce que savaient des esprits prévoyans, ajoute-t-il, s’est révélé à nous comme une découverte dans la dernière exposition de Paris, et une découverte des plus significatives. Nos industries qui font à l’art quelques emprunts végètent dans une honteuse médiocrité : point de caractère, point de goût, point d’originalité ; rien de saillant ni dans la forme, ni dans le décor ; on est de beaucoup dépassé par l’industrie française et même par l’industrie anglaise. Pareille révélation doit donner à réfléchir. Se traîner dans l’ornière des peuples étrangers, rester l’esclave de leurs modèles, de leurs dessins et de leurs modes, n’y a-t-il pas là de quoi inquiéter non-seulement tout ami de son pays, mais tout homme d’état ? Pour l’ami de son pays, ces signes d’infériorité sont affligeans ; l’homme d’état doit se dire que, dans de telles conditions, cette branche de l’industrie allemande peut être évincée d’un moment à l’autre du marché universel. »

La plainte est formelle : point d’originalité, point de goût, et il faut qu’elle soit bien générale pour qu’on la retrouve chez tous les faiseurs de pamphlets allemands. C’est parmi eux à qui décochera son épigramme, témoin ce passage d’une brochure de Wolfgang Menzel, un humoriste, celui-là ! « Jusqu’où ne va pas chez nous, dit-il, la déification de ce qui est étranger, la singerie des modes étrangères ! On s’y habitue si bien que, s’il prend un jour à la nation allemande, la fantaisie de se regarder dans une glace, elle y verra non pas un être allemand, mais un singe français. » Un membre de la chambre de commerce de Bielefeld, M. Gustave Meyer, reprend la même idée sur un ton plus sérieux, avec des preuves à l’appui. M. Meyer a pour nous un titre qui n’est pas commun : au fort des passions qui régnaient dans cette Allemagne enfiévrée, il s’est résolument prononcé contre l’annexion ; il a vu clair là où la multitude voyait trouble, il a compris mieux qu’un autre ce qu’était la Haute-Alsace à la France, et à quel point ces deux fractions d’un même état se complétaient par une affinité de services. Entre elles, il y avait comme un pacte et un secret ; elles possédaient en commun, et chacune dans le cadre assigné à son génie, inspiration et exécution, ce je ne sais quoi, comme dit Proudhon, qui nous plaît tant dans les choses, et qui s’impose partout