Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
230
REVUE DES DEUX MONDES.

dans l’ensemble et dans le détail, c’est strictement bien de famille, propriété de famille. Pour la recette comme pour la dépense, la maison n’a point d’intérêts mêlés, de compte à rendre à personne ; dans ce qu’elle ordonne ou ce qu’elle défend, dans ses promesses comme dans ses refus, quand elle s’engage ou se dégage, rien ne la détermine que sa propre inspiration et sa propre volonté.

J’ai insisté sur cette situation, parce que c’est celle-là que directement ou indirectement les Allemands prétendent troubler. Ils l’ont troublée d’abord par la violence morale qu’ils ont exercée sur les consciences individuelles. Dans ces hauts rangs de l’industrie, plusieurs chefs, et des plus considérables, ont été placés entre le bien qui leur restait à faire et le mal, pour ne pas forcer le mot, qu’on leur imposait, la responsabilité qu’ils encouraient en abandonnant, après de longues années passées ensemble, des auxiliaires qui les avaient loyalement servis, et cette autre responsabilité envers soi-même qui relève de sentimens d’un ordre supérieur. Plus d’un cœur a saigné à l’aspect de ces visages depuis longtemps familiers et qui exprimaient un regret mêlé de reproches, plus d’une hésitation a dû naître en songeant qu’il y avait là un devoir à remplir, et que par la force des choses il fallait y manquer. Ces auxiliaires n’étaient pas les seuls ; il y en avait d’autres encore, nombreux, intéressans, dans les bureaux, dans les comptoirs, même dans les cliens habituels. Tel est le premier coup très direct, très grave que les Allemands ont porté à ces sièges d’industrie, qui n’avaient connu jusque-là que des encouragemens dans leur bonne fortune ; ils enrichissaient le pays en s’enrichissant eux-mêmes, — qui donc en eût pris ombrage et payé par des persécutions l’honneur et le profit que la communauté en retirait ? Et que serait-ce si, en optant pour la France, ces chefs de maison s’étaient en même temps condamnés à un exil qui les éloignerait du siège de leurs affaires !

Voilà un premier trouble, le trouble direct ; l’Allemagne en ménage d’autres, non moins profonds, quoique indirects, à cette portion du territoire alsacien. Par un retour d’opinion, elle commence à sentir de quel poids pèseront sur des annexions irréfléchies les industries considérables dont vivent les populations. C’est là, après tout, une puissance qu’une occupation, si forte et si habile qu’on la suppose, n’ébranlera pas. Ce sont des relations, des habitudes d’obéissance, des besoins de tutelle qui laisseront pour de longues aimées encore, peut-être pour des siècles, le conquérant isolé dans le pays conquis. Il n’y aura pas de révolte, point de conspiration, non, il y aura une protestation silencieuse et une sorte d’affectation de la part des natifs à se préserver de tout mélange. L’effet en est déjà sensible ; s’il persiste, ce sera deux peuples au lieu d’un, celui