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qui appartiennent en nom à des possesseurs bien connus, en établissemens anonymes dont le capital, divisé en actions, n’aurait soulevé aucun voile ni attribué d’importance à aucune individualité. Çà et là ces offres furent colportées en y ajoutant, comme dernier moyen de séduction, qu’un acquiescement serait vu avec faveur dans le monde officiel. On ne se montrait d’ailleurs difficile ni sur le prix des choses, ni sur les modes de paiement, pourvu que le marché supprimât la notoriété des noms, et aboutît à l’anonymat.

On devine quel accueil ont fait à ces ouvertures, si tant est qu’on ait osé les leur faire, les fils et petits-fils des hommes qui ont été les parrains de Mulhouse, quand elle devint française. La réponse, dans tous les cas, n’eût pas été douteuse. Leurs noms ! mais c’était pour eux un titre héréditaire et le meilleur instrument de leur fortune ; ils auraient renié leurs ascendans et se seraient reniés eux-mêmes : point de recrue dès lors à enrôler de ce côté. L’esprit de spéculation ne désarma point pour cela ; il lui fallait une proie, plusieurs proies même parmi les établissemens de Mulhouse, et, ne les trouvant pas dans la première catégorie, il passa à la seconde, puis à la troisième. Ce calcul était habile ; les consciences chancelantes et les existences douteuses capitulèrent plus aisément, et, amplement défrayées, en passèrent par les conditions qu’on leur imposa. L’une de ces conditions fut quelquefois de doubler, de tripler même leur capital constitutif ; il s’agissait, disait-on, d’accroître dans une proportion égale les moyens d’exploitation des nouveaux ateliers, d’en changer la nature ou d’en perfectionner les élémens. On voulait les rendre plus forts, mieux armés pour la lutte, plus menaçans pour leurs rivaux. Ces rivaux, on les devine : ils se désignaient d’eux-mêmes comme un embarras à supprimer. C’était le trait du Parthe lancé contre les anciens établissemens, tenus décidément pour irréconciliables, un moyen de les amener à merci, ou tout au moins de multiplier autour d’eux les germes de désorganisation. La campagne commence à peine, et il faudra en étudier les suites. Le fond des choses est un avertissement pour ce qui est réfractaire, et une avance pour ce qui se montrera accommodant.

Tous ces moyens, dans leur raffinement, ont une portée qui ne peut échapper à personne ; c’est la lutte des influences qui s’engage, et elle prendra dans l’Alsace-Lorraine des formes qui se modifieront suivant les lieux, suivant les temps, suivant les circonstances, suivant les personnes. Pour détacher les classes qui vivent soit de la culture du sol, soit d’un travail manuel, forcément il faudra lutter contre leurs instructeurs ordinaires, le clergé dans les campagnes, les patrons dans les villes industrielles. Des deux côtés,