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monde l’heure des réflexions. Des deux côtés, on comprit qu’il pouvait s’agiter des questions plus graves que la durée du travail des mains et la quotité des salaires. Les événemens devenaient de plus en plus sombres. Il n’y avait plus de sécurité au dehors ni pour les vies ni pour les biens, plus d’autre droit que la force, plus d’autre forme de contrat que l’épée. De toutes parts éclataient les calamités de la guerre. À ce spectacle, ouvriers et patrons furent saisis d’un même sentiment ; ils confondirent et oublièrent leurs griefs dans une réconciliation tacite. Quand avec la paix le travail se fut ranimé, il ne vint à l’esprit de personne de toucher à ce pacte, issu d’une angoisse commune et qui n’avait de garantie que dans un consentement qui y survivait. Il semblait qu’il n’y eût plus alors qu’une âme dans cette population livrée naguère à beaucoup de dissentimens, qu’un seul intérêt au lieu de tant d’intérêts qui paraissaient inconciliables. Le deuil d’une défaite et le poids d’une oppression avaient opéré ce miracle. Depuis plus de deux ans, ce miracle dure, et on peut dire que les effets n’en sont point affaiblis. Pas une récrimination, pas une plainte ; jamais l’atelier n’a été plus suivi, ni la place publique plus tranquille. On se sent bien d’accord, grands et petits, pour courir en commun les mêmes chances, souffrir des mêmes douleurs et partager la même fortune.

Voilà où en sont les ouvriers d’Alsace, rendus à leur bonne nature par les amertumes de l’occupation allemande. Il n’est plus à craindre qu’ils échappent aux mains des vaincus pour aller grossir le cortège du vainqueur. À les voir dans les rues, on reconnaît sur-le-champ où les portent leurs affections et leurs répugnances. C’est qu’aussi les pamphlétaires de l’Allemagne ne les ont guère ménagés ; il en est même qui ont épuisé à leur sujet le vocabulaire des invectives. Le parti évangélique n’y a pas mis plus de réserve que le parti militaire ; tous deux font assaut de brutalités, témoin cette sortie de M. Henri de Treitschke : « en méprisant la volonté des Alsaciens, nous faisons ce que nous commande l’honneur allemand, » et plus loin : « la nouvelle province récalcitrante fortifiera la tendance unitaire de notre art gouvernemental ; cet exemple forcera tous les gens avisés à se serrer fidèlement sous notre forte discipline autour de la couronne de Prusse ; ce gain est d’autant plus précieux qu’il est toujours possible qu’un nouvel essai de république à Paris attire les regards admiratifs de nos radicaux allemands. » Notez que les gens avisés dont parle l’auteur sont les Bavarois et les Wurtembergeois, et qu’on se propose de fustiger l’Alsace pour mettre ces deux peuples à la raison. Il est vrai que, si M. de Treitschke accommode ainsi les Alsaciens, M. Schrœder, premier prédicateur de la cour, ne nous épargne pas da-