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insatiable de la Prusse et flairant un danger à Berlin, se serait, comme on l’a dit, invité lui-même ?

Ces différentes conjectures ont été discutées par la presse allemande avec une vivacité singulière[1]. En Autriche, les partis les plus soupçonnés d’avoir désiré ardemment une alliance avec l’Allemagne contre la Russie étaient aussi les plus empressés à soutenir qu’ils avaient obtenu de M. de Bismarck l’invitation du tsar. Il y a en effet, pour les Austro-Allemands comme pour les Austro-Hongrois, deux moyens de décourager les Slaves d’Autriche : vaincre la Russie et l’empêcher de rien pouvoir en faveur des Tchèques et des Croates, ou bien se l’attacher par une alliance et la détourner de rien vouloir. Le premier plan ayant offert de très graves dangers, on s’est rabattu sur le second. C’est ainsi que les journaux du comte Andrassy le félicitaient d’avoir contribué à faire inviter le tsar Alexandre II, — c’est ainsi que, dans les deux parties de l’Autriche, Hongrois et Allemands se disputaient pour ainsi dire l’honneur de cette victoire diplomatique.

Nous en étions là de notre étude, nous cherchions ce qu’il fallait admettre ou rejeter parmi tant de conjectures inquiétantes, nous nous demandions s’il n’y avait pas dans le nombre quelques rêves de malade comme en peut provoquer la situation fiévreuse de l’Europe, quand des indications d’un autre ordre vinrent éclairer notre route. Ayant eu l’occasion de rencontrer un homme d’état autrichien, aujourd’hui retiré de la scène politique, mais toujours très attentif à ce qui s’y passe, je l’interrogeai à ce sujet, et j’obtins des informations très logiquement déduites. Je les donne comme je les ai reçues. On verra qu’elles confirment et expliquent ce qui précède, on verra surtout qu’elles révèlent la fin de ce singulier épisode.

Oui, d’après le récit qui m’a été fait, c’est bien le comte Jules Andrassy, le successeur de M. de Beust, qui a eu la première pensée de l’entrevue, laquelle n’intéressait d’abord que deux empereurs au lieu de trois. Le comte Andrassy, justement alarmé des périls qui menacent la monarchie autrichienne, plus spécialement préoccupé toutefois des périls de sa patrie particulière, c’est-à-dire de la Hongrie, a raisonné de la manière suivante. — « Ministre autrichien, mais surtout homme d’état hongrois, j’aperçois dans un avenir prochain deux grands ennemis possibles, deux ennemis redoutables pour les intérêts que je défends, l’Allemagne et la Russie. La politique nous conseille de les diviser en nous alliant avec

  1. Un recueil prussien, le Messager de la frontière, dans sa livraison du 6 septembre 1872, affirme que ce sont là des inventions françaises ; on voit par les débats résumés ci-dessus que ces conjectures avaient occupé la presse allemande longtemps avant de pénétrer chez nous.