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serait bien mal les imiter que de leur emprunter exclusivement la critique, très précieuse à coup sûr, des textes originaux.

Recueillir et classer tous les documens qui concernent une époque déterminée, voilà la première partie de notre tâche, celle où les purs érudits nous doivent leur concours. De tous ces matériaux bien digérés tirer un organisme vivant, voilà l’œuvre spéciale de l’historien. L’antiquité ne s’y était pas trompée. Si elle a décerné à Hérodote le titre glorieux de père de l’histoire, c’est qu’après avoir vu et étudié tant de choses ignorées de ses contemporains, il les leur avait rendues présentes dans d’inimitables récits. Thucydide acquit, une renommée encore plus solide en expliquant des événemens qui avaient eu la Grèce entière pour témoin. Dans des conditions presque identiques, Tacite put être préféré à ses devanciers, parce que dans ses écrits l’histoire avait enfin une âme, une conscience. Certes l’érudition moderne a ses légitimes et salutaires exigences, mais le but suprême de l’histoire reste le même : elle est tenue de faire revivre les personnages ; autrement elle mériterait le surnom de nécropole que lui donnait un critique malveillant ou trop sévère.

Les véritables historiens se reconnaissent à ce signe, qu’ils proclament dignes d’étude tous les âges et tous les peuples. Cette largeur de vues est bien rare. Nos humanistes ne soupçonnent rien au-delà des siècles de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV. Naguère nos érudits eux-mêmes avaient pour certaines époques un profond dédain. C’est le bas-empire qui de tout temps a eu le privilège d’éveiller la haine et le mépris dans les cœurs les plus généreux. Il est de bon ton encore aujourd’hui de l’injurier et de ne l’étudier point. Ces répugnances, on le reconnaîtra un jour, sont en grande partie injustes. Pour les atténuer, constatons les services rendus à notre civilisation par le bas-empire. C’est le bas-empire qui a divisé, arrêté, retardé ou limité les invasions germanique, arabe et tartare. Quatre siècles avant que l’Occident, plongé dans le chaos de ces invasions, pût oublier les querelles de race qui le déchiraient, l’Orient, le bas-empire avait organisé une croisade perpétuelle où le feu grégeois et la diplomatie, habilement combinés, accomplissaient des merveilles. Jusqu’à Mahomet (632), Constantinople fut la capitale de la plus vaste domination de l’univers. Jusqu’à Charlemagne (800), elle fut le centre de la civilisation. Jusqu’au schisme d’Orient (1057), elle disputa la suprématie religieuse à Rome. Jusqu’à la croisade vénitienne (1204), elle demeura l’entrepôt général du monde. Elle avait alors tout pour elle, tout d’une façon exclusive, les arts, l’industrie, la marine, le numéraire. Qu’elle ait occupé un rang élevé dans l’ordre intellectuel, cela ne