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connaître que, ne fût-il rien à Démosthène, il tiendrait encore une belle place dans l’histoire de l’éloquence grecque[1].

Dans ce que l’on raconte des relations de Démosthène et d’Isée, nous trouvons bien des variantes. Selon Plutarque, ce serait pendant sa minorité qu’il aurait reçu les conseils du célèbre avocat. Or ses tuteurs, on l’a vu, se refusaient à payer même ces maîtres élémentaires dont les leçons étaient regardées comme indispensables à tout adolescent de condition moyenne ; à plus forte raison n’auraient-ils pas voulu entendre parler d’honoraires tels qu’en exigeaient les professeurs de rhétorique. Ce n’est pas tout : ce que l’on sait des écoles des rhéteurs prouve qu’au temps de Gorgias et d’Antiphon comme au temps d’Isocrate et d’Isée leur enseignement s’adressait non point à des enfans ni même à des adolescens, mais à des jeunes gens ou à des hommes faits. Ce fut donc seulement quand il fut sorti de tutelle que Démosthène put penser à se ménager les leçons et le concours d’Isée. L’auteur inconnu des Vies des dix orateurs affirme que, pour avoir tout à lui ce maître dont il espérait tant, il l’aurait enlevé à son école, installé chez lui et gardé pendant quatre ans dans sa maison ; en retour du sacrifice qu’il lui imposait, il lui aurait payé 10,000 drachmes pour ces quatre années. La somme, au premier abord, paraît bien considérable. Isocrate, le prince des rhéteurs, ne demandait en effet à ses élèves que 1,000 drachmes. Il semble de plus que le jeune homme, ruiné comme il l’était par ses tuteurs, ne se trouvait pas en situation de supporter une pareille dépense, car la somme qu’il aurait comptée à son maître dépasserait le total de ce qu’il aurait recueilli du naufrage de sa fortune. Pour lever la difficulté, des grammairiens de l’époque romaine imaginèrent que le rhéteur Isée avait donné gratuitement ses leçons à Démosthène. Un pareil désintéressement ne s’expliquerait que si le maître avait pu prévoir quelle figure son disciple ferait dans Athènes et quel honneur en rejaillirait sur lui-même. Le talent se signale souvent de très bonne heure ; cependant, au point de départ, le génie en diffère si peu qu’il est bien difficile de lui tirer son horoscope. Il a parfois, dans les arts plastiques et dans la musique, de surprenantes précocités, d’éblouissantes aurores qui, avec plus de charme, ont tout l’éclat du soleil de midi ; mais, dans tout ce qui tient aux choses de la pensée ou de la vie publique, dans tout ce qui exige la connaissance des hommes, le génie suppose tant d’étude et d’expérience, une intervention si prolongée de la volonté, que, pour se manifester, il lui faut le temps. C’est en pareille matière que le mot de Buffon, si contestable à d’autres égards, devient une vérité : pour le philosophe,

  1. Voyez l’étude sur Isée, dans la Revue du 15 février.