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et une partie de leurs nuits cet avocat, toujours surchargé de travail, toujours entouré de dossiers et de textes de loi, et ce jeune homme sans sourire et sans gaîté, que l’on pouvait prendre pour un de ses secrétaires ? Tout au plus cela pouvait-il tourmenter un peu Aphobos et les autres tuteurs, que leur conscience avertissait du compte qu’ils auraient à rendre ; en dehors de ces trois hommes et de ceux que des liens de famille ou d’intérêt avaient faits leurs confidens ou leurs complices, personne ne songeait à l’orphelin qui, les yeux fixés sur l’avenir, travaillait en silence à le préparer. Dans cette retraite où il s’était enfermé avec son maître, loin des plaisirs de son âge, auprès de sa mère en deuil et de sa jeune sœur, dont il voulait reconquérir la dot, Démosthène ne dut reculer devant aucun labeur, quelque ingrat qu’il pût paraître. Isée avait écrit, lui aussi, sa techné ou son manuel de rhétorique ; il commença donc par soumettre et par rompre son élève aux exercices ordinaires, par lui expliquer en combien de parties se divisait le discours, quel ton et quel style convenait à chacune d’elles, dans quel ordre d’idées et de preuves, suivant le caractère de la cause, on devait aller chercher ses argumens, quelles étaient, selon les cas, les figures de mots et de pensées qu’il convenait d’employer, enfin à quelles règles obéissait, comment s’agençait et se construisait ce que nous appelons la période, cette phrase savante dont il avait appris les secrets à l’école d’Isocrate. Depuis Gorgias, ces préceptes techniques se répétaient, d’une rhétorique à l’autre, avec de légers changemens de forme et de disposition ; ils étaient le point de départ et la base de l’enseignement du rhéteur. L’élève avait à se les graver dans la mémoire ; peut-être même apprenait-il par cœur certaines parties du manuel de son maître. C’était quand ces définitions et ces règles lui étaient familières que commençait le vrai travail ; on l’habituait alors à pratiquer ce qu’il avait appris, à traiter les lieux-communs, à composer d’abord des exordes, des péroraisons ou des récits, à discuter une loi ou un témoignage, plus tard enfin à écrire un discours tout entier dans l’un des trois genres, délibératif, judiciaire ou épidéictique, qu’avaient dès lors distingués les rhéteurs.

C’était à ce moment que les jeunes gens donnaient leur mesure ; mais surtout c’était alors que se marquait la différence entre les maîtres. Le pur sophiste, un Gorgias ou un Alcidamas, occupait ses disciples à faire l’éloge d’Hélène ou de la mort, à défendre Ajax ou Palamède. Tel autre, comme Isocrate, avait de plus hautes visées : il prétendait offrir des conseils aux peuples et aux rois ; ce qu’il préférait donc, ce que traitaient surtout ses élèves, c’étaient des lieux-communs politiques, tels que l’éloge d’Athènes ou de Sparte, tels qu’un appel adressé aux Grecs pour les décider à s’unir afin de déclarer la guerre au grand roi. Étranger d’ailleurs, lui