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48 aliénés tranquilles ou paisibles dans le même préau et d’en faire coucher 16 dans le même dortoir, cela devient tout de suite difficile, dangereux même, lorsqu’il est question des agités. Je crois qu’il eût mieux valu faire les quartiers des surexcités moins amples et plus nombreux pour multiplier la surveillance, et de n’y enfermer jamais qu’un personnel de 15 ou 20 malades.

Ce vice de distribution intérieure tient à une cause fort singulière. Le médecin sur les données duquel les plans définitifs ont été arrêtés avait longtemps vécu en province, et avait organisé l’asile d’Auxerre. Or en province les fous déprimés, c’est-à-dire tranquilles, sont beaucoup plus nombreux qu’à Paris, où les excités dominent dans une proportion notable, et l’on aurait dû en tenir compte dans l’édification des établissemens destinés à renfermer les uns et les autres. On a remédié autant que l’on a pu à cet inconvénient en ne mettant que 14 lits au lieu de 16 dans les dortoirs des agités, mais il eût bien mieux valu faire des dortoirs de 6 lits et des préaux pour dix-huit malades. Dans l’état actuel, la discipline souffre un peu de cet ordre de choses, ce qui n’est pas un bien grand mal ; mais, la surveillance étant plus divisée et moins efficace, les évasions sont assez fréquentes. Dès qu’une évasion est signalée, il faut redoubler de zèle et ouvrir des yeux clairvoyans, car la manie de se sauver devient presque immédiatement épidémique. Il en est de même pour le suicide ; quand un aliéné a réussi à se tuer, la plupart essaient de l’imiter, et il est bien rare que l’on n’ait pas quelque nouveau malheur à déplorer. Lorsqu’il s’agit de se débarrasser de la vie, les aliénés déploient une persistance, une hypocrisie, une volonté fixe et prédominante, qui mettent en défaut les précautions les plus subtiles, et feraient croire que la maladie suscite chez eux des facultés spéciales et presque surhumaines.

Si l’aliénation mentale trouble certaines facultés de l’entendement, elle en développe d’autres à un point extraordinaire. On dirait que l’état de stupeur dans lequel tombent fréquemment les malades est pour quelques-uns d’entre eux une période d’incubation, d’éducation interne dont ils sortent avec des dons intellectuels qu’on ne leur connaissait pas dans leur vie normale. C’est ce qui a fait dire que des fous se mettaient inopinément à parler des langues qu’ils ignoraient ; ceci est impossible, mais il est constant que la mémoire, surexcitée tout à coup sous l’action d’un afflux nerveux, peut rappeler d’une façon qui paraît miraculeuse une langue que l’on a entendue jadis et qu’en état de santé l’on ne sait réellement pas. Il y a en ce moment même à Vaucluse un Russe qui y fut amené il y a onze mois ; il ne pouvait dire deux mots de français, et se contentait de démontrer par signes qu’il ne comprenait rien