Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/571

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
565
LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

ter la présence et la domination de l’étranger. L’histoire de ces souffrances populaires mériterait d’être écrite ; on en composerait le livre d’or de nos provinces perdues. Une veuve qui emmenait deux enfans, à qui l’on demandait le 29 septembre où elle comptait fixer sa résidence, répondait simplement : « Je n’en sais rien ; je n’ai ni ressources, ni asile, ni métier assuré, mais je pars, mes fils ne seront pas Allemands. » Ces derniers mots résumaient la pensée de tous. Pour cette population de nos frontières de l’est qui connaît de longue date l’Allemagne et ne l’a jamais aimée, il n’y a point de plus grand malheur que de lui appartenir.

« Où allez-vous ? demandait-on à de pauvres gens dont le triste équipage annonçait la détresse. — En France, » répondaient-ils. Ils allaient devant eux jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la frontière française, et se demandaient seulement alors quel serait leur asile, leur gagne-pain pour les jours suivans. Le soir venu, on dételait les chevaux, les émigrans campaient dans leurs voitures, auprès des villages, et le long défilé recommençait le lendemain. Les plus jeunes fuyaient pour ne pas servir la Prusse, les plus âgés, comme le disait l’un d’entre eux, pour ne pas mourir Prussiens. On a vu des octogénaires opter pour la nationalité française et quitter l’hospice qui leur servait de refuge.

Le chiffre si considérable des émigrans échappe jusqu’ici à tout contrôle. Les Allemands seuls pourront s’en rendre compte lorsqu’ils auront terminé le recensement qu’ils commencent à peine, pour lequel ils attendent sans doute la liste des options que le gouvernement français doit leur communiquer à la fin de cette année. Le jour où ils publieront leur statistique, il ne faudra l’accueillir qu’avec réserve, en ayant soin de ne pas confondre, comme ils le font volontiers, les anciens habitans des provinces françaises et les nouveau-venus que l’Allemagne y envoie. Ces derniers, dont le nombre ne sera évalué que par les autorités germaniques, doivent être défalqués du chiffre total de la population d’Alsace-Lorraine, si l’on veut comparer ce qu’elle est aujourd’hui, sous la domination allemande, à ce qu’elle était autrefois sous le régime français. On a parlé de 164 000 personnes qui auraient opté dans les provinces annexées pour la nationalité française, sans compter 254 000 options faites en France ; ces chiffres, si élevés qu’ils paraissent, sont loin de correspondre au chiffre réel de l’émigration. Une foule de personnes sont parties sans opter, soit que par prudence elles ne voulussent laisser derrière elles aucune trace de leur départ, soit qu’il leur parût inutile de revendiquer une nationalité qu’elles allaient retrouver en retrouvant la France, soit enfin que les autorités prussiennes aient mis peu d’empressement à les inscrire et se soient