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les établissemens ne se déplacent point et les ouvriers attachés à leur fortune.

C’eût été un véritable désastre, la ruine de milliers de familles, la perte de plusieurs centaines de millions, si les manufactures de Mulhouse, les usines de Hayange, de Styring, de Moyeuvre, d’Ars-sur-Moselle, avaient cessé leurs travaux. Il importe même à l’intérêt français, comme l’a très bien montré M. Reybaud[1], que ces grandes maisons ne tombent point entre des mains allemandes et ne cessent d’appartenir à des familles françaises. En Alsace, le courant d’émigration, plus marqué peut-être dans le Haut-Rhin que dans le Bas-Rhin, dans la montagne que dans la plaine, a été aussi considérable qu’aux environs de Metz. Les Vosges restées françaises se peuplent d’Alsaciens et reçoivent dans leurs vallées agrestes des industries transplantées. Depuis l’annexion, Épinal compte 1 000 habitans, Saint-Dié 2 500, le département tout entier 45 000 âmes de plus qu’auparavant. La population de Nancy s’est augmentée de 10 000 âmes, 25 000 options y ont été reçues, et 6 000 engagés volontaires y ont demandé à faire partie de l’armée française. Dans la même ville, Saverne envoie une fabrique de bascules, Colmar une fabrique de porcelaines, Sarre-Union une fabrique de chapeaux de paille, Strasbourg la grande imprimerie Berger-Levrault, à côté des fabriques de bonneterie, de flanelle, de chaussures, de limes qui viennent de Metz et de Sarreguemines. Plus de 3 000 ouvriers y arrivent des provinces annexées. À Belfort, à Vesoul, à Lunéville, à Pont-à-Mousson, à Toul, à Verdun, à Briey, à Bar-le-Duc, les émigrés abondent. Les fabriques de draps de Bischwiller, qui ne trouvaient plus de débouchés en Allemagne, se transportent jusqu’à Vire dans le Calvados, à Elbeuf et à Sedan.

Sur la frontière même des provinces annexées, à mesure que les communes devenues allemandes se dépeuplaient, les communes restées françaises recevaient et gardaient les émigrans. Il y a sur le territoire cédé à l’Allemagne des villages manufacturiers où ni ouvriers ni patrons n’osent coucher. Chaque soir, des milliers d’hommes sortent des pays conquis pour entrer en France, y passent la nuit afin de bien établir qu’ils restent Français, et reviennent le lendemain à leur travail. Dans la banlieue de Metz, ce sont des femmes qui au mois d’octobre ont ensemencé les champs et conduit la charrue. Des villages entiers de la Lorraine allemande, surtout des environs de Bitche, restent déserts. On voyait les habitans arriver en groupes à la frontière et déclarer en allemand qu’ils entendaient rester Français. La plupart manquaient de res-

  1. Voyez la Revue du 1er  novembre.