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ils se sont donnée afin de recouvrer les arriérés et de ne rien laisser perdre du butin des vainqueurs. Non-seulement la conquête n’apporte aucun allégement aux charges d’une population appauvrie de tant de manières, les contributions directes et indirectes se perçoivent comme par le passé, mais deux impôts nouveaux frappent la culture du tabac et augmentent le prix du sel. Est-ce là le commencement de l’âge d’or que les publicistes allemands promettent aux provinces conquises ? Après avoir tari chez eux tant de sources de richesse et détruit tant de fortunes, la Prusse ne témoigne-t-elle son bon vouloir à ses nouveaux sujets qu’en leur faisant acheter le bienfait de l’annexion ?

Ce dernier trait achève le tableau des relations de l’Allemagne avec les annexés. On n’y ajoutera rien ; on se demandera seulement de quel côté sont les vainqueurs, qui triomphe en définitive sur cette terre autrefois florissante, aujourd’hui désolée, de l’Alsace-Lorraine. Il y avait en 1870 au centre de l’Europe, entre les provinces rhénanes, le Rhin, la Suisse, les Vosges, la Seille et la Moselle, deux provinces riches, heureuses, peuplées, fertiles, habitées par une population active et intelligente ; des siècles de travail et d’efforts communs avaient associé leur prospérité à la nôtre, mêlé leurs noms à toutes nos gloires, confondu leurs destinées dans cette œuvre du temps qui s’appelle l’unité française. Après tous nos désastres, elles ne souhaitaient rien de plus que de vivre de notre vie, de partager nos malheurs, de se relever avec nous ; leur vote unanime au mois de février 1871 attestait leur volonté de nous rester fidèles. L’Allemagne s’en est emparée sans autre droit que le droit du plus fort, et voilà que maintenant les vieilles cités se dépeuplent, les ateliers se vident, les champs restent sans culture, les maisons sans enfans. Ceux que l’on voulait séparer de la France par la force s’y rattachent par l’émigration ; d’autres qui restent, que le devoir ou la nécessité retient, gardent au fond de leurs cœurs l’image de la patrie, et ne l’ont jamais mieux aimée ni plus honorée que depuis qu’ils l’ont perdue. Toutes leurs espérances se portent vers elle ; plus ils vivent sous la domination allemande, plus ils voient l’Allemagne de près, plus ils estiment et regrettent la France. La terre de l’Alsace-Lorraine appartient aux Allemands, les âmes nous appartiennent. Est-ce là ce que l’Allemagne appelle une victoire ? est-ce par de telles conquêtes qu’elle établira en Europe son autorité morale, qu’elle inspirera une confiance durable aux faibles et aux neutres, qu’elle fortifiera autour d’elle ce sentiment de sécurité dont ne peuvent se passer les sociétés modernes ?

A. Mézières.