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sain d’esprit ne peut atteindre. Lacenaire, qui se donnait pour un professeur d’assassinat, et dont l’état mental était absolument intact, n’a jamais réussi à tuer du premier coup. Il est une variété de fous très étrange qu’on ne saurait examiner de trop près avant de se décider à les envoyer en cour d’assises, ce sont les mélancoliques irrésolus ; ils ne rêvent que la mort, et n’osent point se la donner ; pour arriver au but vers lequel ils aspirent avec une intensité qu’il est impossible de comprendre lorsqu’on ne l’a pas constatée soi-même, ils prennent un chemin détourné qui les conduit invariablement au meurtre ; ils tuent dans l’espoir d’être arrêtés, jugés, condamnés, exécutés. Ils parviennent au suicide par l’homicide. Quelques-uns ont été frappés de la peine capitale ; ils ont accepté l’arrêt avec joie, et ne se sont point pourvus en cassation, afin de monter plus promptement sur cet échafaud qui était l’objet de leur passion.

Pour le criminel le meurtre est un moyen, pour l’aliéné le meurtre est un but. Lorsque, dans un crime, l’on ne peut découvrir aucun mobile plausible d’intérêt, de vengeance, de jalousie, il est probable, sinon certain, qu’il est l’œuvre d’un fou : Papavoine, Philippe, Verger. Celui-ci n’a trompé aucune des prévisions que l’examen de son état mental avait fait naître. Il avait été signalé comme un aliéné pouvant facilement devenir dangereux sans nouvelles causes perturbantes, par le seul développement probable de son exacerbation intellectuelle. C’était un prêtre, on redouta le scandale : de plus l’agitation commençait autour de la loi de 1838 ; au lieu de l’interner dans un asile, on prit le moyen, moins sûr et plus dispendieux, de le faire surveiller. Il ne faisait plus un pas sans être suivi par des agens ; il s’en aperçut, s’en fatigua, partit pour la Belgique, revint inopinément, et se rendit le 3 janvier 1857 à l’église de Saint-Étienne-du-Mont, où l’on sait ce qui se passa. On m’a affirmé que, lorsqu’il commit l’homicide qu’il a expié entre les mains du bourreau, il avait un frère fou à Bicêtre et une sœur employée à la Salpêtrière, où elle avait été traitée et guérie d’un accès d’aliénation mentale. Le principe morbide qui force une lypémaniaque à briser une assiette est semblable à celui qui contraint un monomane à tuer : certes le résultat est différent, mais la cause est identique ; ces deux faits ont donc une valeur scientifique égale.

Sous l’action de certaines substances stupéfiantes ou excitantes, l’esprit perd une partie de ses facultés, ou du moins celles-ci sont profondément modifiées. Le haschich[1] est le plus énergique de ces agens de trouble. Le docteur Moreau (de Tours) l’a longuement

  1. Haschich en arabe signifie proprement herbe ; appliqué à la substance dont je parle, il veut dire l’herbe par excellence. Le chanvre indien d’où on l’extrait se nomme fassouck.