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amour-propre, il aime avec une force incomparable sa nation et sa gloire. Ce sont là deux sentimens qui s’expliquent sans peine chez une race dont la vie est surtout intellectuelle. Le Grec ne comprend guère que sa forme d’esprit ; il n’arrive pas à une idée nette de celle des autres peuples, il ne peut se comparer à ses voisins. Cette race, qui se plie sans peine en apparence aux habitudes des étrangers, reste toujours elle-même : on ne citerait pas un pays qui ait subi tant de dominations successives sans en être modifié ; il a parlé français au XIIIe siècle, italien au XVe, turc au XVIe il a vécu avec ses maîtres et s’est fait à leurs usages, il n’a perdu aucun de ses caractères propres. L’homme de cette race a le don des travestissemens, il accepte le costume que demandent les circonstances, mais il le quitte comme il le prend. Rien donc ne peut atteindre l’estime qu’il a de lui-même ; le sentiment seul des mérites propres aux étrangers lui permettrait de se comparer à eux, de voir ce qui lui manque. Cette incapacité de se transformer a gardé la nation grecque contre tous les périls auxquels elle a été exposée. Elle est à bien des égards ce qu’elle était autrefois ; si loin qu’elle remonte dans le passé, elle voit la gloire de ses ancêtres. Si elle regarde autour d’elle, elle se trouve des qualités d’esprit que n’ont eues ni ses maîtres, ni ses ennemis, ni ses alliés, et, comme elle ne met rien au-dessus de ces qualités, elle arrive à une estime d’elle-même et à un patriotisme passionnés. Toute tyrannie qui pèse sur elle lui paraît l’oppression de l’intelligence par la force. Elle joint à ce sentiment une activité d’esprit qui ne connaît pas de repos et qui a pour conséquence naturelle un impérieux besoin d’indépendance. Ainsi aucune conquête ne la transforme ; victorieuse ou vaincue, elle est toujours la race grecque.

On comprend dès lors ce qu’est l’hellénisme ; c’est une force que rien ne saurait détruire, qui ne disparaîtra qu’avec le dernier des Grecs. Il aspire au complet affranchissement, il l’espérera toujours ; mais il le demandera sans beaucoup d’intelligence des conditions de la politique moderne. Il n’aura de diplomatie qu’à courte vue, de plan mûri que par instans ; il ne préparera rien pour un avenir éloigné, le résultat immédiat sera toujours sa plus vive préoccupation. En Turquie, tout en restant patriote, il fera à ses maîtres des concessions qui nous paraissent étranges. On le verra les servir, les flatter, s’allier à eux contre d’autres communautés chrétiennes. Cependant tous les employés grecs qui servent la Porte sont dévoués aux idées de leur nation, ils distinguent le gouvernement d’Athènes de la cause hellénique ; mais ils distinguent bien davantage l’hellénisme de ce qui n’est pas lui, et ils ne mettent rien au-dessus. Ils se font tous cette illusion sincère de croire qu’ils servent la cause