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obtenu le même succès que son drame des Faux Ménages, n’y a-t-il pas là un avertissement que le jeune poète aurait tort de négliger ? Il avait pour gagner sa cause l’expérience et la vigueur de M. Delaunay, la passion de Mlle Favart, l’ingénuité charmante de Mlle Reichenberg, et le public ne s’est rendu qu’à moitié. Cela veut dire, à mon avis, qu’il est temps de renouveler une bonne part du répertoire contemporain, celle qui tourne toujours dans le même cercle, celle qui nous ramène invariablement aux mêmes thèses et aux mêmes aventures.

Il ne s’agit pas de restreindre le domaine du théâtre, nous voudrions l’agrandir au contraire en lui restituant les traditions qu’il abandonne, et en lui indiquant de nouvelles régions à conquérir. Voilà pourquoi nous disons à tous les jeunes poètes qui, comme M. Pailleron, doivent se préoccuper du renouvellement de la scène française : Au lieu de vous enfermer dans je ne sais quelle Cythère équivoque, interrogez donc le vaste monde. Nous vivons dans un siècle profondément troublé ; faites des œuvres qui intéressent, qui émeuvent, et surtout qui éclairent des générations tant de fois trompées. Après ce que nous avons souffert, lorsque tant de questions nous pressent et que tant de devoirs nous réclament, est-ce le moment des comédies ou des drames anecdotiques ? La grande comédie est inépuisable, elle peint l’homme, l’homme de tous les âges et l’homme d’une époque, elle met en relief ce que les circonstances impriment de traits nouveaux sur la trame éternelle des caractères. Est-ce qu’il n’y a pas d’autres personnages que la femme et le mari ? Est-ce qu’il n’y a pas des pédans, des avares, des hypocrites, des misanthropes, des vaniteux, des importans, des courtisans, qui ne ressemblent en aucune façon à ceux de Molière ? Est-ce qu’il n’y a pas des travers et des vices, — est-ce qu’il n’y a pas aussi des instincts, des vertus, de sympathiques modèles que la poésie comique n’a pas encore essayé de peindre ? Observez le monde, c’est la première loi. Boileau disait : Connaissez la ville. Nous ajoutons : Connaissez la France. La France ! je voudrais qu’elle apparût en quelque sorte derrière l’œuvre représentée sur la scène, qu’on ne la montrât jamais et qu’on la vît toujours, que sa pensée fût constamment présente au poète comme à l’auditoire. En sauvant Orgon de la ruine, Molière nous dit avec fierté que ces choses se passent « sous un prince ennemi de la fraude. « Il faudrait qu’à l’avenir chacun de nos écrivains dramatiques pût mettre sous chacun de ses tableaux cette signature du temps ; il faudrait qu’on pût y lire : en faisant ceci, je n’ai pas oublié la France, cette France à qui nous devons tout rapporter, nos plaisirs comme nos douleurs, le rire franc et honnête aussi bien que les sévères pensées.


SAINT-RENE TAILLANDIER.