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routes du centre il fallait les rallier, les raffermir, les réorganiser. Tels qu’ils étaient, ils n’auraient pu même sans péril tenter cette diversion secourable que Chanzy demandait à Bourbaki, et que celui-ci ne se sentait en mesure d’essayer que quelques jours plus tard. La première nécessité était de refaire ces corps ; c’est à cela que se passaient les premières semaines de décembre. À ce moment encore du reste, dans les conseils officiels, on n’avait point évidemment abandonné l’idée de maintenir la première armée sur la Loire, de la pousser en avant sur Paris. On y avait si peu renoncé que le 17 décembre M. Gambetta, qui était à Bourges, écrivait au général Bourbaki pour le stimuler : « Songez quelle gloire ce serait pour vous d’arriver à Fontainebleau presque sans coup férir ! Je suis informé qu’il n’y a pas un Prussien dans Seine-et-Marne. Il faut donc profiter au plus vite de la situation de Fontainebleau. » Bourbaki ne croyait pas si facile d’arriver de cette façon foudroyante et sans coup férir à Fontainebleau ; mais il croyait pouvoir se porter d’abord sur Montargis et manœuvrer dans cette région en se servant des moindres cours d’eau, en se créant des lignes artificielles de stratégie. Une fois là, et la deuxième armée aidant, on aurait vu. C’était en somme une partie du plan que le général Chanzy proposait de son côté. Bourbaki se mettait en effet immédiatement en marche, et le 19 il avait atteint le petit village de Beaugy ; mais là tout changeait subitement, le projet de l’expédition de l’est faisait tout à coup son apparition, venait arrêter le mouvement commencé, et ce qu’il y a d’assez curieux, c’est que M. Gambetta, après avoir écrit comme il le faisait le 17 au général Bourbaki, écrivait dix jours après dans un sens tout opposé au général Chanzy en lui démontrant l’avantage d’une opération absolument différente. M. de Freycinet avait été, je crois, il s’en attribue du moins le mérite, le principal inspirateur de cette évolution soudaine dans la stratégie de la défense.

Ainsi c’est le 19 décembre que l’idée de l’expédition de l’est prenait une forme définitive, qu’elle devenait un projet arrêté, et en l’acceptant le général Bourbaki ne se dissimulait pas ce qu’avait de grave, de tardif au point de vue de la situation de Paris, de périlleux, une entreprise qui pouvait si aisément devenir une aventure ; mais il se laissait peut-être aller à croire que l’écart qui allait s’établir entre les deux armées de la Loire opérant à si grande distance mettrait le prince Frédéric-Charles dans l’embarras. Il ne soupçonnait pas que les Allemands pourraient tenir tête à cette complication nouvelle sans détacher un régiment de l’armée du prince Frédéric-Charles, prête à s’engager à fond contre Chanzy. De plus il s’efforçait d’avance de préciser le sens, la portée et les limites d’une opération à laquelle s’attachaient déjà d’étranges illusions.